Le 1er avril 2003, nous avions lancé une galéjade sur le
thème du journalisme automatique. Nous évoquions ainsi "le nouveau
système de génération automatique d’articles de presse, tout droit
sorti des laboratoires du M.I.T …" (1)
A notre grande surprise, la réalité vient de rattraper le canular.
Dangereusement.
"L’information économique automatisée sans journaliste"
(2) c’est ainsi qu’est tombée le 21 août la
nouvelle sur News.fr. Après les vérifications d’usage, il fallait
nous rendre à l’évidence : nous ne sommes pas un 1er avril. De
quoi s’agit-il alors ? « Depuis mars dernier, des ordinateurs
produisent directement des articles analysant des résultats
financiers, qui sont ensuite immédiatement envoyés aux clients de
Thomson Financial. » précise l’article de News.fr. Le
québécois "Branchez-vous!"
insiste "Sous les apparences d'une
nouvelle économique rédigée par un journaliste chevronné se cache
en fait un robot journaliste."
(2) On croit rêver.
Le journalisme bafoué, ridiculisé, englouti par la mystique du
dieu transistor. Étonnante mystification. Dangereuse illusion.
Car quelques soient les progrès technologiques, l’intelligence
artificielle (I.A) reste un domaine encore à inventer. L’un de
ses spécialistes, Marvin Lee Minsky, la définit comme « la
construction de programmes informatiques qui s’adonnent à des
tâches qui sont, pour l’instant, accomplies de façon plus
satisfaisante par des êtres humains car elles demandent des
processus mentaux de haut niveau tels que : l’apprentissage
perceptuel, l’organisation de la mémoire et le raisonnement
critique ». Nous en sommes loin. Pour se convaincre des
limites des algorithmes actuels, il suffit d’une expérience bien
simple : la
traduction automatique, domaine pourtant étudié depuis
des années par nombre de scientifiques. Fondées sur les
arbres
balancés et la
logique floue, les méthodes d’I.A les plus avancées traitent des choix
probabilistes sur un nombre limité de variables, en
mode binaire…
En d’autres termes, contrairement au cerveau humain (ou animal)
qui travaille en mode analogique (la capacité d’appréhender un
concept dans son ensemble sans en faire l’analyse) les méthodes
d’I.A traitent analytiquement d’un sujet et ne peuvent par
conséquent qu’entrevoir ce qui est préalablement défini. Bref, un
ordinateur entraîné à reconnaître n formes de chaises, ne saura
pas distinguer une table. Deep blue sait jouer aux échecs, mais
rien ne prouve qu’il connaisse les fondamentaux du sudoku…(3)
Imaginer un ordinateur capable de remplacer l’homme appartient aux
croyances développées au XXe siècle en la capacité de la science à
résoudre tous les problèmes. Croyances qui restent très en vogue
aux USA.
Ensuite le domaine est particulièrement sensible. De
l’information financière dépend nombre d’entreprises, de salariés
et de détenteurs d’actifs. Déjà traités avec la légèreté du
modèle
de Black-Sholes incapable d’anticiper des fluctuations anormales
(non gaussiennes), les marchés boursiers n’avaient pas besoin
d’ancrer plus encore leurs analyses sur la base de systèmes
informatiques. Noyé dans le flux d’information, repérer ce qui
sera issu du travail journalistique de la génération automatique
d’articles risque de se révéler difficile : les crises financières
automatiques risquent de devenir monnaie courante dans les
prochaines années. Malgré les gardes fous, des données aberrantes
pourraient inutilement affoler les marchés, ce que le journaliste
aurait vite fait d’appréhender avant de vérifier la source. A
contrario, les algorithmes de lissage (syndrome du modèle de
Black-Sholès) pourraient laisser imaginer que tout va pour le
mieux alors qu’une crise est avérée. Pire, l’impensable d’hier
peut devenir réalité : les ordinateurs analysent des dépêches
générées automatiquement, influencent les cours de la bourse et
produisent automatiquement des rapports qui seront utilisés pour
générer des dépêches qui… provoqueront l’emballement, la
confusion, la crise, le krach. Nommons dès maintenant «
1929 »
l’algorithme involontaire qui provoquera un jour une boucle
dévastatrice entre différents systèmes informatiques financiers.
Certes, cette expérience est aujourd’hui limitée à l’univers de
la finance. Mais puisque le journalisme automatique ressemble
farouchement à notre
blague de 2003, risquons quelques analogies.
En effet, nous évoquions dans cette plaisanterie un système «
capable de déterminer l’état précis de l’opinion heure par heure
et de produire des textes orientés et parfaitement en phase avec
l’actualité et les attentes des lecteurs. » Cette capacité que
pourrait avoir un tel système de marquer par l’ajustement de
variables sa préférence pour telle ou telle valeur constitue à
coup sûr un danger que nous ne pouvons pas écarter…Car l’éthique
des systèmes informatiques appartient à la science fiction.
Gageons que certaines valeurs sont déjà protégées par le système
et d’autres laissées à l’abandon, noyées dans le silicium. Mais
toutes les entreprises subiront le même sort, celui de dépendre de
variables prédéterminées et d’une série de phrases pré mâchées
pour raconter leur histoire. 24H/24 7J/7.
La fin d’une ère ? Avec l’explosion des gratuits, le
regroupement insensé de la presse sous la même bannière financière
en France, l’insoutenable pression des annonceurs et du monde
politique sur les médias, la mise à l’écart de journalistes
indisciplinés, la presse n’avait pas besoin de ce système. Puisque
que la plaisanterie d'hier s'avère une réalité aujourd'hui,
spéculons sur le pire et sur les phantasmes initiés par la
puissance de l'outil informatique au service de l'information en
temps réel. Si le
journalisme automatique entre dans les mœurs, nous pouvons
imaginer des dépêches générées sur les élections présidentielles,
les personnalités, les livres, la santé, la consommation,… Demain,
les caméras de surveillance et les téléphones mobiles fourniront les images qui
accompagneront les voix off de commentaires distillés à l’avance.
Zola, Lazareff, Albert Londres, Cappa et d’autres n’ont pas hésité
à braver le pouvoir, lorsque ce n’était pas la mort, pour dénoncer
ou simplement informer. Ce journalisme s’essouffle
progressivement, gangrené par le « sheep & cheap » cette
insidieuse maladie qui le ronge de l’intérieur.
Après l’intrusion en force de big brother dans notre quotidien
et l’empreinte de chacun de nos pas abandonné à la folie de
galettes de silicium, cette nouvelle étape nous laisse un goût
amer : celui de l’homme sans destin. Citizen Kane est mort. Mais
j’espère encore que ma fille n’aura jamais à me poser la question
« Papa, c’était quoi la presse ? » (4)
D.H.
(1) Le canular de 2003 : "Les USA rentabilisent le réseau ECHELON et décident de la fin des agences de presse, voir du
journalisme"
www.communication-sensible.com/articles/articleFA.php
(2) L’information économique automatisée sans journaliste
Par Gilles Klein, News.fr
http://www.news.fr/actualite/business/0,3800001900,3936...
Thomson Financial: l'arrivée des robots journalistes
Par Christian Leduc, Branchez-vous !
(3) Lire à ce sujet :
L'homme en échec. Futuribles. Février 1998. N° 228. Page 5 à 15
L'homme en échec, suite et fin. Futuribles. Décembre 2003. N° 292.
Page 55 à 59.
Par
Thierry Libaert
Le jeu d'échecs, plus que tout autre, est le jeu qui a
toujours symbolisé l'intelligence humaine. La défaite de Garry
Kasparov devant l'ordinateur Deep Blue d'IBM en mai 97 a marqué
aux yeux de beaucoup, la défaite de l'humanité face à la machine.
L'article remet en perspective ce match en interrogeant sur le
poids de la technique, la non réductibilité de l'intelligence
humaine au calcul et au spécifiquement humain de l'homme.
4) La ressemblance avec la phrase de Mike Godwin "I worry
about my child and the Internet all the time, even though she’s
too young to have logged on yet. Here’s what I worry about. I
worry that 10 or 15 or 20 years from now she will come to me and
say, ’Daddy, where were you when they took freedom of the press
away from the Internet ? " n’est pas fortuite...
Également à lire :
«Yahoo ou MSN ont pris la place des groupes de presse»
Par Christophe ALIX, Libération
La mort des journaux… c'est pour 2043
Blog de Francis Pisani
Who killed the newspaper?
The Economist
Comment sauver la presse quotidienne d'information
Rapport de l'Institut Montaigne, août 2006
Sur les analyses financières
Crises et fractales : quels enseignements ?
Alain Grandjean, Magazine de la communication de crise et
sensible
Didier Heiderich est président de
l'Observatoire
International des Crises
D.H
Magazine de la communication de crise et sensible.
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