Nous savions déjà que les crises se prolongeaient de plus en
plus loin dans le futur. Ce n’est que 14 ans après la catastrophe
du Mont Saint-Odile qu’a pu s’ouvrir le procès. On peut imaginer
que le procès se poursuive en appel et aille éventuellement en
cassation. Le procès de l’Erika s’ouvrira à la rentrée ; il a
fallu 5 ans pour conclure à la cause de l’accident lors de
l’explosion de l’usine AZF le 21 septembre 2001. Ainsi, si la
crise occupe en premier sujet l’espace médiatique durant une
période relativement courte de 4-5 jours en moyenne, le manager
sait que son entreprise est susceptible de rester pour cette
raison dans la mémoire médiatique pour les 20 années à venir.
Depuis une dizaine d’années, un phénomène nouveau s’installe.
Permis par les ouvertures d’archives et soutenu par un accès plus
large à la médiatisation via le web ou la publication d’ouvrages,
ce phénomène consiste à plonger toujours plus loin mais cette fois
dans le passé des organisations pour y faire surgir de nouvelles
causes de crise.
A titre d’illustration, et depuis le début des années 2000, 3
ouvrages ont ainsi été publiés pour stigmatiser l’attitude de
certaines entreprises durant la seconde mondiale :
Edwin Black, IBM et l’holocauste, Robert Laffont, 2001
Monica Waitzfelder, Les secrets d’une spoliation, (Sur l’Oréal)
Hachette, 2004
William Reymond, Coca-Cola l’enquête interdite, Flammarion,
2006.
Dans ces 3 exemples, les faits révélés remontent à plus de 60
ans. Ce thème des actions douteuses de certaines entreprises
durant la deuxième guerre déborde d’ailleurs du cadre éditorial
puisqu’il constitue la trame du dernier film de Spike Lee, «
Inside Man » qui se déroule sur fond d’argent nazi ayant servi de
levier de la réussite dans une grande banque.
Si elles propulsent rarement l’entreprise au premier rang de
l’actualité, ces controverses n’en constituent pas moins un
pouvoir traumatisant pour les salariés de l’entreprise. Lors d’une
interview donnée à l’occasion de son départ du poste de PDG de
L’Oréal, Lindsay Owen-Jones confirmait que de tous les moments
difficiles qu’il a pu connaître, « Le pire, ce sont les
controverses publiques, comme le contentieux sur le passé de
L’Oréal » .
Cette quête toujours plus reculée de délivrance des secrets
enfouis dans l’histoire est aujourd’hui relancée par la
condamnation de la SNCF pour son rôle dans la déportation des
juifs lors de la Deuxième Guerre Mondiale puisque, notamment,
selon le jugement du 6 juin (Tribunal Administratif de Toulouse) :
« Les écritures de la SNCF ne font nullement état d’une quelconque
contrainte susceptible de justifier de tels agissements ».
Si le fond de l’affaire nous dépasse largement et tout en
reconnaissant le caractère indiscutable du devoir de mémoire, le
spécialiste des crises ne peut qu’observer un événement qui risque
d’amplifier les critiques et procès d’entreprises pour des
événements de plus en plus lointains.
Je vais ainsi pouvoir attaquer Bugatti que j’estimerai
responsable du décès de mon arrière grand-père, mort en 1913 d’un
accident de voiture alors qu’il conduisait un modèle de la série.
Je n’oublierai pas son ascendant, mort alors en 1889 alors que son
patin de frein de marque Michelin semblait peu fiable. Bien
évidemment, j’aurai une pensée pour sa mère qui fut exploitée par
Antoine Boucicaut et je porterai donc plainte – et peut-être même
ferais-je un livre pour dénoncer ce scandale – contre le Bon
Marché pour son comportement envers cette vieille dame en 1869.
Quant à son père qui eût deux doigts arrachés en 1841 alors
qu’il travaillait aux fonderies du Creusot, il aura droit à tout
mon sens de la famille. Puisque les frères Schneider reprirent les
fonderies en 1836, je pourrais donc m’autoriser à porter plainte
contre le groupe Schneider.
Avec un peu de chance, je découvrirai bien quelques accidents
graves dans mon ascendance vers cette époque puisque la sécurité
au travail était très précaire et que de nombreuses entreprises de
renom étaient déjà en activité : Siemens, Unilever, Kodak, Du
Pont, …
Evidemment, mes recherches en vendetta risquent fort de
s’arrêter en 1792, date de la création de l’Etat Civil et où je
pourrais retrouver trace d’un ancêtre mort accidentellement alors
qu’il travaillait dans une usine de Saint-Gobain. En mariant les
compétences des historiens et des généalogistes, je suppose que je
pourrai bientôt laver l’honneur de ma famille et - accessoirement,
bien sûr- obtenir de substantiels dommages et intérêts.
Thierry Libaert est maître de conférences à l’Université de
Louvain La Neuve et à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Il
est l’auteur de « La communication de crise » Dunod. 2ème édition.
2005.
Magazine de la communication de crise et sensible.
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