Lancé à grand renfort d’images symboliques, l’A380 devait
faire la fierté nationale, démontrer la puissance industrielle de
l’Europe face aux Etats-Unis, remettre à leur place les Cassandres
de l’économie de marché, rétablir la « valeur travail ». C’était
sans compter avec les petites accointances souvent évoquées sous la terminologie « réalisme économique » qui
abandonne à l’Histoire les derniers vestiges idéologiques de l’ère
industrielle.
Les stratégies industrielles à l’heure de l’incompétence -
« J’ai le choix de passer pour quelqu’un de malhonnête ou
d’incompétent, qui ne sait pas ce qui se passe dans ses usines.
J’assume cette deuxième version. » A l’heure ou un employé
payé au salaire minimum est sommé d’être compétitif à l’échelle
mondiale et certainement pas incompétent, ces mots prononcés par
Arnaud Lagardère resteront dans l’histoire : ils mettent fin aux
dernières croyances en l’ère industrielle. Car il en va des
stratégies industrielles comme des résultats trimestriels, une
vision économique à court terme fondée sur la rentabilité
financière, des pratiques à la frontière de la légalité et des
accointances avec le pouvoir. Si les abracadabrantesques épisodes
qui alimentent l’édifiant feuilleton de l’A380 depuis plusieurs
semaines portent effectivement la marque de l’incompétence et de
la déloyauté ceci au plus haut niveau de l’entreprise, les
répercutions se font sentir sur l’ensemble de l’organisation du
travail.
Premier vestige enterré : l’appartenance à une bannière
commune - Avec cette crise, tous les discours fondés sur
l’appartenance à une entité industrielle, sur les grands projets,
sur la motivation des employés, sur la compétitivité et même le
patriotisme industriel ne seront plus possibles en France. Tous
les grands discours managériaux sont à revoir dès maintenant : la
nouvelle génération d’employés et cadres ne pourra plus voir dans
l’entreprise que le moyen de servir leur intérêt personnel, comme
elle sert les intérêts des dirigeants et des actionnaires. Cette
donne est à prendre en compte dans l’ensemble des strates du
management, notamment dans les éléments constitutifs de la
motivation. La page est tournée dans la croyance en l’appartenance
à l’entreprise telle que nous l’avons connue au XXe siècle. Les
entreprises devront dorénavant se satisfaire d’employés
mercenaires, plutôt que de loyaux soldats.
Le glas sonne pour la « valeur travail » - L’aveu
d’incompétence de M. Lagardère est à la hauteur des gains
engrangés par les opérations purement financières. Comment
expliquer aujourd’hui aux employés d’Airbus que leurs efforts ne
sont pas uniquement une variable d’ajustement d’intérêts
financiers ? Avec cette crise les dernières croyances sur la
récompense de l’effort : la « valeur travail » vient d’exploser en
vol, définitivement remplacée par celle du profit. L’entreprise
est entrevue comme un élément constitutif de pratiques sociales
centrées sur l’individu. Si le travail est une variable pour
l’entreprise, elle l’est également pour les individus.
La fin des grands projets mobilisateurs - Pour côtoyer
des ingénieurs qui ont travaillé sur l’A380, je n’en connais aucun
qui en tire une quelconque fierté. Pire, aucun ne semble
véritablement surpris par cette débâcle et pour cause. Car il faut
le savoir, Airbus a érigé le « risk sharing » en religion. C’est
ainsi que la responsabilité du programme A380 s’est vue transférée
vers nombre de sous-traitants et de sous-traitants de
sous-traitants priés de serrer au maximum les délais et les
moyens. Ce transfert du risque a eu pour conséquence directe
d’épuiser ceux qui finalement sont les véritables promoteurs du
projet. En raison de pratiques industrielles fondées sur dictat
des services achats d’Airbus, l’image du groupe est sérieusement
écornée chez des milliers de personnes qui ont consacré toute leur
énergie au projet. Il leur manquait un élément fédérateur : les
récents événements ont fini par venir à bout des ingénieurs et
ouvriers les plus motivés et les plus compétents. Nombre d’entre
eux n’ont plus que pour souhait de pouvoir se passer un jour de
travailler pour les services achats d’EADS souvent qualifiés
d’inhumains mais pour des clients à taille humaine avec qui il est
possible de négocier. Nous sommes loin de l’image d’Epinal – à
laquelle seuls les politiques semblent encore croire – de
l’ouvrier fier de voir la concrétisation de son travail. De plus,
il reste deux questions fondamentales en suspend :
- L’homologation de l’A380 qui pourrait être retardée. Nous
pouvons nous souvenir de la rupture d’une aile lors d’essais
statiques en février,
- Les propos tenus le 22 février 2006, au salon aéronautique de
Singapour, par John Leahy, directeur commercial d'Airbus, qui
indiquait dans l’indifférence générale que « le marché des
commandes d'avions pourrait chuter de plus de moitié cette année
pour tomber à environ 800 appareils pour Airbus et son concurrent
américain Boeing ».
En conclusion - La dynamique productiviste au service de
l’actionnaire ne cesse de s’accélérer. Si l’aventure Airbus
semblait encore appartenir à l’ère industrielle fondée sur des
projets mobilisateurs et des valeurs du XXè siècle, la faillite
morale qui touche actuellement EADS ne fait que mettre en exergue
la réalité du monde d’aujourd’hui. Plus qu’une crise, il semble
plutôt qu’il s’agisse des derniers soubresauts de l’ère
industrielle et de ses croyances. Même une décision politique
forte qui consisterait à – non pas décapiter car pour cela il
faudrait de véritables dirigeants industriels – mais à licencier
sans golden parachute les principaux responsables mis en cause, ne
changerait plus la donne d’un nouvel ordre économique fondé sur
des pratiques individuelles, des ambitions personnelles et la loi
stricte du marché : l’offre et la demande.
Didier Heiderich
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Turbulences pour Airbus (Février 2006)
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