Les situations de crise en entreprise peuvent être
déclenchées ou amplifiées par les rumeurs. Ces rumeurs
"alarmistes" ou "fatalistes" nuisent essentiellement aux
ressources immatérielles de l'entreprise. Cependant malgré leur
caractère incontrôlable, il est possible de leur donner un visage,
de comprendre leur mode de circulation et d'envisager des actions
préventives ou défensives.
C'est l'objet de cet article.
Thierry Libaert ainsi que Christophe Roux-Dufort précisent,
d’après une étude menée en 1988 sur cent quatorze entreprises, que
celles-ci avaient connu au moins deux situations de crise
déclenchée ou amplifiée par les rumeurs dans les trois années
précédant l’étude . Pour Allan J. Kimmel, la même entreprise peut
être la cible de plusieurs rumeurs (processus “convergent”) et
plusieurs entreprises peuvent être victimes d’une même rumeur
(processus “divergent”), pas nécessairement en même temps .
Exemple de rumeur génératrice de crise : En 1981, des
rumeurs prétendaient que la société Procter & Gamble bénéficiait
de financements occultes orchestrés par des sectes sataniques, et
que son logo faisait apparaître le chiffre 666 (dans les étoiles
et les plis de la barbe du patriarche), c’est-à-dire celui de
l’apocalypse. On constata par la suite une chute des ventes dans
certaines régions des États-Unis.
Exemple de rumeur amplificatrice de crise : La rumeur de vers
de terre dans les steaks hachés McDonald’s pour relever leur taux
de protéines, circule au moment où l’enseigne fait face à une
crise de confiance avec ses clients en 1999 (crise de la “vache
folle”, médiatisation du leader José Bové, dénonciation de la
mondialisation et du capitalisme sauvage).
La plupart des rumeurs qui atteignent les entreprises sont
noires et nuisent essentiellement aux ressources immatérielles de
l’entreprise par des atteintes à la réputation des managers ou des
collaborateurs, à l’image de marque, à la notoriété de
l'entreprise et entraînent une baisse de cotation des titres en
Bourse, une diminution des ventes, un appel au boycott… Ces
situations nécessitent des coûts importants en communication de
crise, en campagne de publicité pour restaurer l’image, en
logistique suite au retour de produits, en traitement téléphonique
et gestion du courrier .
Oliviane Brodin élargit le sujet et précise que les marques les
plus célèbres semblent concentrer sur leur nom une plus forte
probabilité de rumeurs, ainsi que “les produits présentant des
éléments de secret” (additif, colorant, composition, recette…) ou
“nés de controverses scientifiques de technologies obscures ou mal
comprises” (prothèses en silicone, aérosols, rayons ultraviolets,
téflon cancérigène, épilepsie et jeux vidéos….) De plus, il faut
compter avec les angoisses collectives du moment (paniques
alimentaires, dangers pour la santé, risques environnementaux…).
Quant aux chercheurs Difonzo, Bordia et Rosnow , ils mettent en
évidence les rumeurs circulant dans les entreprises, suite aux
conflits et angoisses des collaborateurs (changement de direction,
départ de manager, restructuration, OPA, fusion, acquisition,
réduction d’effectif, délocalisation, erreur grave, scandale,
procès…) et insistent sur les risques humains (baisse de
motivation, perte d’efficacité, déstabilisation psychologique ou
départ de collaborateurs).
Enfin, certaines rumeurs sont aussi de redoutables armes
informationnelles destinées à déstabiliser la concurrence, comme
les propos diffamatoires ou les allégations mensongères. Ce sont
des manœuvres informationnelles douteuses qui s’appuient
essentiellement sur les ressorts psychologiques des individus et
se traduisent par des actions de diversion, de déception,
d’intoxication, par la zizanie ou la calomnie .
Un visage sur la rumeur
La rumeur peut se définir comme un phénomène de communication
qui apporte d’abord une information multiforme (légende, conte,
parodie, canular, polémique, allégation, petite phrase, propos
calomnieux…) non vérifiée, quasi anonyme, présentant des doutes
sur sa véracité et circulant rapidement dans un groupe social sous
une forme écrite ou orale. Cette information est plutôt pessimiste
et apparaît surtout en période de crise, au moment où surgissent
des catastrophes, accidents, deuils, peurs, angoisses, doutes,
incertitudes. On y reviendra…
Même si le message d’origine subit des transformations
importantes pendant sa circulation, ce sont surtout les thèmes
abordés dans le récit et l’intérêt pour le destinataire qui
déterminent son sort. Ainsi, les individus transmettent des
rumeurs parce qu’ils sont influencés par les messages :
- qui font appel aux idéaux du moment comme la justice, la
liberté, la démocratie, la norme ou qui suscitent des émotions
comme la charité, la compassion ou la peur;
- par le sentiment d’appartenance à un groupe de référence
(croyances et valeurs partagées) qui pousse les individus à croire
aux messages faisant appel à l’émotion ou à l’action collective ;
- par le témoignage de personnes connues pour leur autorité sur
le sujet.
On peut mettre en évidence l’importance des crises dans la
croyance au récit. Ainsi, pendant les périodes de catastrophes,
d’accidents, d’attentats, de deuils, d’événements importants voire
ambigus, les rumeurs circulent plus facilement et les angoisses
collectives de notre époque sont aujourd’hui des sujets de
prédilection dans la transmission des rumeurs. On peut citer en ce
début de siècle :
- Les peurs alimentaires (listeria, vache folle / ESB,
OGM, huile frelatée, pesticides, grippe aviaire…)
- Les craintes technologiques et scientifiques (micro-ondes,
radioactivité, amiante, virus informatique…)
- Les risques environnementaux (réchauffement de la planète,
catastrophes écologiques, matières dangereuses recyclables...)
- Les dangers pour la santé (aiguilles infectées par le virus
HIV, vol d’organes, effets secondaires des médicaments,
intoxications alimentaires…)
Transmettre une rumeur est aussi un acte spontané. En effet, la
rumeur est avant tout un récit bien construit et intéressant à
raconter. Tous les individus recherchent la reconnaissance et
éprouvent le besoin de communiquer, d’entrer en relation les uns
avec les autres. La rumeur favorise ce besoin d’échange.
De plus, le colporteur ne vérifie pas toujours les informations
qu’il reçoit et la transmission du message se produit presque
automatiquement.
Par ailleurs, la rumeur concerne tous les groupes sociaux sans
distinction. Toutefois, ce sont les plus grands consommateurs
d’informations qui s’avèrent les plus exposés à la rumeur compte
tenu de la quantité d’informations dont ils disposent, ainsi que
les groupes bien structurés comme les communautés et les tribus
qui constituent de véritables incubateurs.
De surcroît, il est intéressant de noter le rôle des médias qui
diffusent la rumeur à ceux qui ne la connaissent pas encore, et
accroissent ainsi considérablement sa notoriété.
Neutraliser les facteurs d'éclosion !
Afin d’éviter des conséquences particulièrement coûteuses pour
l’entreprise et plus particulièrement pour son patrimoine
immatériel et ses finances (communication de crise, campagne de
publicité, gestion logistique, traitement de courrier), les
managers doivent identifier les facteurs d’éclosion et engager des
actions préventives. Ces actions peuvent s’appuyer sur la
transparence et l’explication. Par exemple en évitant l’opacité,
en expliquant les choix graphiques liés aux logos, à la marque, à
la publicité, mais aussi en assurant une communication interne
permanente et véridique vis-à-vis de ses collaborateurs, notamment
pendant les périodes de crise et d’incertitude.
Des actions complémentaires sont envisageables comme la mise en
place d’un dispositif de renseignement économique permettant de
repérer puis d’établir un diagnostic précis des rumeurs. Ce
dispositif s’articule autour d’une collecte d’information,
essentiellement dans la presse et sur Internet, et de la
sensibilisation des managers à la création d’un lien direct avec
les personnalités influentes (prescripteurs, experts, vedettes,
leaders d’opinion, tribus, communautés, réseaux…).
Choisir rapidement une action de communication adaptée au
contexte
La connaissance des rumeurs en circulation, la rapidité de
réaction et l’utilisation d’une grille de lecture basée sur des
critères pertinents comme la véracité, la crédibilité et
l’éventuelle identification d’une source, permettent d’envisager
des actions stratégiques pour les éteindre ou les maîtriser.
Parmi les actions de communication, on peut mettre en évidence
:
- Le rôle du démenti (explication formelle et cohérente qui
réfute catégoriquement tous les arguments du récit)
- L’importance de la reconnaissance (reconnaître la part de
vérité et mettre en oeuvre un plan de communication de crise)
- L’intérêt du “dépositionnement” (attribuer une nouvelle
identité à la rumeur, en accentuant fortement un thème secondaire
que l’on estime condamnable)
- La force explicative (mettre en avant le caractère douteux du
message, insister sur les incohérences et invraisemblances du
récit)
- L’opportunisme ou la récupération (désigner de faux coupables
en attribuant le mal à des individus ou à des groupes)
- Le choix du silence (évite d’accroître la notoriété du
message)
- Le traitement ironique (ridiculiser une rumeur peu crédible)
- Des actions en justice sont envisageables si la source est
identifiée. C’est le cas de la diffamation, du dénigrement, de
l’atteinte aux signes distinctifs et de la contrefaçon de marques
et d’auteurs. Les résultats sont hypothétiques, mais l’impact
auprès du public est important
Malgré le caractère irrationnel du phénomène, les responsables
de cellule de crise doivent prendre conscience du "lien" qui unit
rumeur et crise, et appréhender son mode de construction (et non
pas son interprétation qui relève des croyances et fantasmes) pour
identifier des mesures préventives possibles ou des actions
combatives rapides.
Eric SOTTO - Professeur-associé à NEGOCIA (Chambre de
Commerce et d'Industrie de Paris)
Auteur de l'ouvrage Entreprise et rumeur : comprendre pour
agir, L'esprit du livre éditions, Paris, 2005.
Il intervient auprès des dirigeants et responsables
d'entreprises pour les sensibiliser au phénomène ou les appuyer
dans le choix d'actions ciblées
Contact : e.sotto@yahoo.fr
Article publié dans le Magazine de la communication de crise et
sensible vol. 11
(c) Tous droits réservés par les auteurs
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