Etait-il opportun qu’en novembre 2004, les dirigeants de
l’OMS proclament un état d’alerte mondial, en affirmant avec force
- ce qu’ils n’ont plus cessé de répéter depuis - que le virus
aviaire A (H5N1) serait tôt ou tard, par mutation, à l’origine
d’une pandémie de grippe humaine, celle-ci pouvant se diffuser sur
la planète et provoquer plusieurs millions - ou dizaines de
millions - de morts ?
Et comment qualifier la volonté de cette alerte ? Etait-ce là
une stratégie de pression mûrement réfléchie, pour mobiliser les
énergies internationales dans la lutte contre l’épizootie qui
sévissait depuis un an en Asie du Sud-Est ? S’agissait-il, après
l’avertissement du SRAS de 2003 et face à l’incertitude d’un autre
risque majeur, d’appliquer cette fois le principe de précaution ?
Ou bien encore – mais c’est moins probable – était-ce la mise en
œuvre pour la première fois à l’échelle mondiale de la démarche
innovante du « catastrophisme éclairé », si bien décrite en France
par le philosophe Jean-Pierre Dupuy (« Pour un catastrophisme
éclairé » et « Petite métaphysique du tsunami » ; Seuil, 2002 et
2005) ?
A la première de ces questions, on sait - même si les nuances
se sont multipliées, ainsi que quelques avis divergents - qu’en
l’espace de quelques mois, une majorité de scientifiques a
globalement répondu oui. Ils ont entraîné ainsi les dirigeants de
la planète (Etats-Unis et Europe surtout) dans une très grande
première : l’anticipation active - et surmédiatisée - d’une
catastrophe sanitaire mondiale, avec la mise au point de plans de
lutte correspondants. Étonnamment, on a peu souligné alors le défi
formidable qu’allait représenter, pour des années, cette attitude.
Mais c’était là aussi ouvrir une très vaste boite de Pandore.
D’où pourraient sortir l’une après l’autre, enchevêtré, de
multiples crises. Et c’est bien ce qui s’est produit. A la
première, provoquée par la révélation de la menace (événement
proche ou pas ? aussi dévastateur que la grippe espagnole ?), sont
venues se mêler successivement d’autres crises : crise de la
préparation à une pandémie (qui serait prêt ? comment ? quel accès
aux médicaments et aux vaccins ?) ; crises inhérentes à
l’extension de l’épizootie elle même (l’arrivée aux portes de
l’Europe, puis l’atteinte de l’Europe, puis de l’Afrique, puis
d’un élevage en France…) ; crises liées à la survenue
d’incertitudes majeures (la responsabilité des migrateurs, celle
des trafics) et de « surprises » alarmantes (franchissement de la
barrière des espèces, voire rôle de vecteurs de la maladie pour
les chats).
Sans oublier les confusions qui vont généralement avec la
médiatisation de telles nouvelles. La plupart, malheureusement,
n’ont pas été anticipées. C’est ainsi que d’un risque de mutation
virale, on est passé très vite - dans la perception des
populations - à un risque alimentaire. Avec les conséquences que
l’on connaît.
Mais ce n’est là qu’un exemple, et l’on pourrait citer aussi la
confusion redoutable qui s’est installée entre précaution et
prévention.
Après un an et demi d’existence médiatique, le sujet de la
grippe aviaire, avec sa complexité et ses inconnues, est devenu
maintenant une mine de confusions.
Et surtout, une formidable machine à crises. Car toute nouvelle
progression de la menace (réelle ou perçue comme telle), toute
nouvelle « révélation », est de nature à réactiver l’ensemble des
craintes et des interrogations. Et nous ne sommes qu’au début de
l’histoire.
En remarquant toutefois que la perception du risque pandémique
reste encore assez flottante. C’est ainsi que l’atteinte de
l’Afrique, peu médiatisée, n’a pas été fortement ressentie en
Europe, alors qu’elle signifie la création d’un second réservoir
de virus (après le réservoir asiatique), ce qui est gage
d’installation de la menace dans la durée ; et aussi, peut-être,
d’accroissement des risques de mutation.
Quel regard porterons-nous dans quelques années sur la gestion
des premiers actes de la crise aviaire ? Cela dépendra, bien sûr,
de la survenue ou non de la fameuse mutation qui rendrait le H5N1
(ou un autre virus aviaire) transmissible d’homme à homme. Et
naturellement de l’épidémie de grippe humaine - plus ou moins
étendue et meurtrière - qui pourrait lui succéder.
Il est remarquable en tout cas de constater qu’aujourd’hui,
au sujet de cette gestion, les vrais débats n’ont pas encore eu
lieu.
Les quelques polémiques qui se sont développées au sein des
spécialistes sont restées relativement discrètes et ont peu
diffusé dans le grand public. Cela sans doute en raison de la
focalisation rapide et massive sur le problème de la consommation
des volailles. Et grâce aussi, peut-être, à la lassitude que les
périodes d’intense médiatisation ont provoqué.
Les points de polémiques en question sont pourtant
fondamentaux. Notamment sur la non-mobilisation de moyens en 2004
pour tenter d’enrayer la progression de l’épizootie en Asie du
Sud-Est ; l’occident a préféré concentrer d’emblée ses moyens pour
lui-même, avec la constitution de stocks de masques et
d’antiviraux ; ce qui revenait, en quelque sorte, à multiplier les
canots de sauvetage avant de colmater les trous dans la coque.
La même remarque vaut pour la faible réaction en février
dernier, en direction de l’Afrique, au moment de l’apparition des
premiers foyers au Nigeria ; ce n’est qu’un mois plus tard que
l’OMS a débuté la constitution d’une « task-force » de
spécialistes capable d’intervenir en urgence sur le terrain, pas
seulement pour observer mais pour agir.
Mais sur les questions les plus essentielles, celles qui ont
trait aux actions d’ensemble qui seraient mises en œuvre en cas de
début réel d’une pandémie, avec ce que cet événement suppose de
peur et d’irrationnel ? A cet égard, le débat public est à ce jour
à peu près inexistant. Les plans émis par les gouvernements ont
d’ailleurs été peu commentés, mis à part la réaction de rares
spécialistes.
Les interrogations ne manquent pas pourtant, à tous les
niveaux, international, européen, national. Par exemple : quelles
décisions seraient rapidement prises en commun ? Quelles mesures
pour les transports et aux frontières ? Quelles mobilisations des
forces de l’ordre et pour quelles actions ? Quelles priorités pour
la distribution des masques et l’utilisation des antiviraux ?
Quelles consignes pour la régulation des approvisionnements
alimentaires, des déplacements, de la garde des enfants ?
En bref, comment éviter la panique. Grâce à quelles directives
qui seraient de nature à établir, immédiatement, la confiance des
populations ? Car s’il est une donnée de base, incontournable en
de telles circonstances, c’est bien l’établissement de la
confiance. Qui pourrait vraiment gérer quoi, si la confiance
n’existe pas ? Ce qui suppose aussi que les priorités et les
directives soient déjà connues et admises par les citoyens.
D’où la question cruciale, pour le moment absente mais qui
devrait logiquement être abordée et débattue : celle de
l’implication de la société civile, et d’abord de sa préparation.
A commencer par son information, qui est loin d’être faite, sur
les actions prévues. Et cela non plus seulement via le traitement
médiatique du sujet, mais directement par les responsables
eux-mêmes et leurs relais (professionnels de santé, enseignants,
élus, services publics, entreprises…).
Est-il trop tôt pour se poser cette question ? Ou bien
est-il décidé de la « retenir » le plus longtemps possible ?
Si l’on veut être conséquent dans une démarche d’anticipation
et définir vraiment des plans de lutte en cas de pandémie, il ne
suffit plus aujourd’hui de rester au niveau d’une gestion «
administrative » du dossier, d’énoncer quelques grands principes
vagues, diffuser des conseils d’hygiène, et inciter les uns et les
autres à avoir des plans de continuité d’activité (ou encore,
demander aux maires de France de recenser maintenant les cercueils
qui seraient disponibles).
Il est temps d’affronter la difficulté qui sera certainement
l’une des difficultés majeures : mettre en œuvre, sur ce qui
serait fait concrètement pour protéger les hommes, un vrai
programme de communication en direction des citoyens. Au risque,
bien sûr, du débat et de la polémique.
C’est là, probablement, une grande partie du défi qu’entraîne
l’hypothèse acceptée d’une pandémie grippale. Mais si par malheur
elle survenait, quelle « gestion de crise » pourrait être
effective sans l’adhésion des citoyens ?
Dr Jean-Michel Guillery
Magazine de la communication de crise et sensible.
www.communication-sensible.com
© Tous droits réservés par les auteurs
|