Les entreprises adorent leurs clients mais elles se défient
de l’opinion. Quand elles n’en ont pas carrément peur. Malgré le
discours obligé et politiquement correct sur le « développement
durable » et la « responsabilité sociale », les entreprises se
méfient de l’opinion comme des dépôts de bilan. Jusqu’à une
période récente, grand arpenteur de linéaires et fournisseur
bienveillant de chiffres positifs pour égayer les rapports
annuels, le client était “roi”.
Le client était un produit parfaitement identifié par les
services de marketing, soigneusement étudié dans son comportement
et observé dans ses modestes lubies ; répertorié, catalogué,
classé, rangé, testé, sondé, étiqueté, régulièrement actualisé…
Acceptant avec bonne humeur de se voir traité comme un animal de
laboratoire, le client était un individu accommodant, peu
surprenant même dans ses travers erratiques, plutôt discipliné et
très peu rancunier.
Cet être affable et bienveillant était préoccupé principalement
par la recherche de la satisfaction de ses besoins primaires,
secondaires, tertiaires et à venir… Le client présentait
l’avantage appréciable de ne pas exprimer ou formuler d’idées mais
d’être le “sujet-objet” passif de multiples tentations toutes
susceptibles de se voir satisfaites illico par la société de
consommation. L’être en question était un consommateur et un
téléspectateur averti, capable d’ingurgiter des heures et des
heures de spots publicitaires sans le moindre bâillement, avec cet
œil vide et amical des intelligences modestes très tôt plongées
dans l’univers infini de la pensée pré-conceptuelle et de la
logique molle auto-dégénérative. Le client ne choisissait pas, il
remplissait son caddie. Ne réfléchissait pas, il ruminait.
Mammifère prolongé d’un porte-monnaie puis d’une carte de crédit,
le client survivait doucettement dans un monde humanisé,
semble-t-il, à son avantage.
Un monde trop bien organisé pour constituer un rêve éveillé,
trop aguichant pour être tout à fait sincère.
Un être génétiquement imprévisible et psychologiquement
incontrôlé engendré par le “monde @ très grande vitesse”
Ne représentant aucun danger pour lui-même, pour sa famille et
encore moins pour les entreprises dévouées, attentives à lui
fournir produits et services officiellement adaptés à ses besoins
individuels et collectifs et fabriqués en série, le client était
au centre de toutes les attentions. C’est en tout cas ce que lui
répétaient quotidiennement les bonnes fées domestiques de la
société de consommation, dopées par les performances prometteuses
de la société de communication.
Le dérèglement redoutable dans lequel nous nous débattons
aujourd’hui est venu de ce que le client a fini par… le croire…
qu’il était roi ! Et de s’arrimer pour le plus grand malheur des
marchands de biens de consommation (compagnies, marques,
commerçants à très grand ou très petite surface) et des marchands
d’illusions (gouvernants et politiques) à cette… opinion
désastreuse.
Comment a-t-on pu en arriver là ? Par quelle mutation,
génétiquement imprévisible et psychologiquement incontrôlée,
sommes-nous passés, sans trop nous en alarmer, du pacifique,
aimable et boulimique client à cet être multiforme, vindicatif et
dominateur : l’opinion… Dans l’état actuel de nos connaissances,
susceptibles de se voir discréditées voire contredites et
pulvérisées dans les minutes qui suivront, l’explication semble la
suivante : par un excès de vitesse et une “surchauffe” de
communication que l’on pourrait baptiser “le monde @ très grande
vitesse”.
A ce stade, et ce afin d’éviter tout malentendu, précisons que
nous ne parlons pas ici de ce qu’il est, depuis longtemps, convenu
de nommer l’opinion publique. Ornement de toute démocratie
respectable, produit parfaitement identifié et dosé de
l’éducation, de la presse, des instituts de sondage et de la
zizanie politique, l’opinion publique ne présente aucun danger
pour le citoyen et le politicien professionnel. A la condition
d’en faire une consommation régulière mais modérée.
Le phénomène dont nous voulons parler ici est autrement
redoutable. Produit insensé du formidable coup d’@ccélérateur @tomique
intervenu dans la sphère des échanges, résultat des effets
conjugués de la mondialisation de l’économie et de
“l’internétisation” de la communication, multicéphale et
carnivore, l’opinion est signalée partout, à voix sur tout,
devient le mètre-étalon de toute action publique, économique,
sociale ou politique.
Abordons, une fois n’est pas coutume, le sujet sous un angle
savant (mais, rassurez-vous, peu fatiguant). Ouvrons prudemment la
cafetière cybern@utique et observons ce qui se passe à l’intérieur
avec le discernement distancié et la distance rigoureuse de la
science objective…
Comment ne pas voir la formidable accélération qui bouleverse
actuellement les frontières de l’économique, du social et du
politique ?
D’abord, une accélération du cycle de la relation entre l’offre
et la demande. Dans le périmètre du choix, cette accélération
place le client sur une vertigineuse position centrale. L’acte
d’achat se banalise et se complexifie à la fois devant la
multiplication effrénée des offres et la réduction de plus en plus
grande de la durée de vie des produits. La tentation s’accentue
dans le même moment où le doute s’installe dans l’esprit du
consommateur : pourquoi choisir ce produit plutôt que tel autre,
alors que je sais qu’il vaudra nettement moins cher (ou même rien
du tout ou presque !) dans quelques semaines ou qu’il sera déjà
dépassé par tel autre ? Pour vérifier l’ampleur de ce phénomène,
allez faire un tour dans les rayons télévision, hi-fi,
informatique ou électroménager…
Dans le périmètre du jugement ensuite, une autre grande
accélération est en train de manifester ses effets : celle du
cycle de la relation entre la promesse et sa réalisation. Cette
accélération fait de l’opinion le référent de toutes les
appréciations. La multiplication de l’offre des produits,
l’obsolescence qui les frappe dès leur mise sur le marché et la
montée de la “nouvelle économie” des échanges sur Internet,
amènent les entreprises et les marques à faire porter leurs
efforts et à caler leurs projets sur la vente de services. Pour
gagner par rapport aux concurrents en se différenciant et en
fidélisant la véritable valeur d’avenir : le client. Un client qui
n’est plus réduit et cantonné à ses seuls actes d’achat mais
auquel il faut offrir du contact, de l’aide, de la proximité, du
conseil, du sens, de la relation . Le tout ayant pour but
essentiel de conserver une opinion favorable de cher client en
faveur du produit, de la marque, de l’entreprise.
Les batailles engagées autour du téléphone mobile, des services
sur Internet, des accès numériques multimédias, des nouvelles
formes de diffusions des sons, des images et des messages,
montrent spectaculairement cette mutation : la vraie valeur
devient le « consommateur de communication » qu’on achète, dont on
s’arrache le temps et que l’on s’emploie à garder et non pas les
objets eux-mêmes que l’on brade ou que l’on finit par donner
parfois : téléphones mobiles, baladeurs, ordinateurs… Nous entrons
dans l’ère du client filé “on line”, du client observé, scanné,
scotché, sous bracelets électroniques permanents… Cette montée de
l’économie des services accélère la confrontation entre la
promesse (l’offre qui m’est faite, sa signification, son usage
affiché, ce qu’elle devrait m’apporter dans ma vie) et sa
réalisation (la signification que j’en perçois ou que j’en prends,
l’usage effectif que j’en fait, le constat que je peux faire
quotidiennement de la réalisation de cette promesse).
C’est ici que se met en marche la machine à déception. Pour
conquérir et surtout pour garder le client, il faut lui promettre
toujours plus de satisfaction, de contact efficient, d’écoute, de
relation. Beaucoup plus facile à afficher qu’à tenir réellement…
La formule meurtrière s’emballe : promesse # réalisation =
déception + soupçon. C’est ainsi que le territoire de l’économique
est pénétré de plus en plus par celui du politique : l’espace du
jugement.
Accélération dans le périmètre du choix où se joue la
satisfaction du besoin. Accélération infinie dans le périmètre du
jugement. Accélération enfin des échanges et des porosités entre
ces deux ensembles de l’économique (le choix) et du politique (le
jugement).
Observons cette interpénétration et cette interférence toujours
plus grandes entre le choix et le jugement. L’accélération et
parfois le télescopage des échanges entre ces deux périmètres
imposent aux entreprises une extension de leur domaine
d’intervention et de communication. Elle les a amené à compléter
la traditionnelle publicité des produits et des marques par
d’autres techniques de communication : relations publiques,
relations presse, lobbying, “public affairs”, relations
extérieures avec les « parties prenantes » (stake holders),
communication online, afin d’entretenir et de gérer au mieux des
relations de plus en plus complexes avec l’opinion.
Cette accélération des contacts et des interférences entre
périmètres du choix et du jugement provoque des crises
multiformes, quotidiennes par leur présence dans l’actualité,
lorsque surviennent des désaccords ou des décrochages plus ou
moins graves ou aigus entre l’offre et la demande, la promesse et
la réalisation mais aussi entre l’offre et la promesse, la demande
et la réalisation. L’opinion est aussitôt sur les lieux de la
défaillance, prête à sanctionner le produit, la marque,
l’entreprise, les dirigeants, les responsables, les autorités.
C’est cette irruption quotidienne de la politique dans l’économie
et de l’économie dans la politique que les crises représentent et
incarnent. Des crises qui tendent d’ailleurs à devenir la règle et
non plus l’exception. Pour d’autres raisons de fond.
L’opinion saisie par une “crisopathie” chronique et…
galopante
Nous vivons aujourd’hui, ce n’est pas difficile de s’en
convaincre (il suffit de jeter un coup d’œil sur un JT de 20h),
dans un paysage très “crisogène” caractérisé par plusieurs
tendances lourdes que l’on peut observer dans la société. Un
paysage marqué d’abord par une très nette montée des
problématiques risques. Risques sanitaires du type « grippe
aviaire », risques alimentaires avec les multiples alertes à la
dioxine, à la listéria et autres menaces sournoises dans nos
assiettes, le spectaculaire feuilleton européen de la “vache
folle”. Risques environnementaux revenus en force avec l’explosion
de l’usine AZF à Toulouse, la marée noire de l’Erika et le
naufrage du navire “chimiquier” italien le Ievoli Sun . Risques
que l’activité économique fait courir à la nature mais aussi,
étranges “retours de manivelle”, avec les risques météos comme la
catastrophe du Tsunami, les inondations de la Nouvelle Orléans, la
canicule française d’août 2003, la tempête de décembre 1999 en
Europe, risques que la nature… fait courir à l’homme. Risques
informatiques qui s’infiltrent dans les toiles d’araignée high
tech du cybermonde : faux suspense du bogue de l’an 2000,
intrusions dans les systèmes d’information des entreprises ou des
institutions d’État, virus et vers sournois, chantages des
“hackers”, « phishing »… Risques financiers : raids, Opa, Ope,
risques liés à l’interconnexion croissante des grandes places
boursières, risques liés au rôle grandissant des fonds mondiaux
d’investissement dans le devenir des grandes entreprises. Risque
terroriste, 11 septembre, menaces et alertes ponctuelles… Le mot «
risque » s’infiltre partout dans son sens négatif de probabilité
de perte ou de menace : santé, marchés, argent, sécurité…
D’autres tendances marquent fortement la société et contribuent
à lui donner cette inflexion (inflammation, pourrait-on dire)
“criso-pathologique” chronique. D’abord, la médiatisation
accélérée et généralisée : télévision par satellite, information
en flux continu, rumeurs, blagues et blogs sur le Web, SMS
d’origines non contrôlées… Cette mondialisation de l’information
et de la communication s’inscrit elle-même dans une mondialisation
des marchés, avec une très forte accentuation de la concurrence et
des phénomènes de guerre commerciale sans merci. L’extension des
réglementations supranationales, en matière sanitaire, de sécurité
ou de concurrence, constitue un autre facteur favorisant
l’éclosion des crises : quelle entreprise de grande taille se sent
à l’abri aujourd’hui d’une évolution de tel ou tel aspect
réglementaire qui peut avoir un impact direct sur son activité ?
Enfin, une autre tendance contribue à ce paysage crisogène : la
sensibilité très forte de l’opinion et des consommateurs aux
risques et aux crises et un début de développement en Europe d’une
attitude très courante aux Etats-Unis de développement des actions
judiciaires en dommages et réparation du type « class actions ». À
l’intérieur de ce paysage et de cette atmosphère, marqués par la
traque aux risques et le déferlement des crises dans l’actualité,
l’opinion s’installe dans une “crisopathie” chronique, toujours
prête à se réveiller et à s’alarmer.
Les mouvements d’opinion : menace numéro 1
Insatiable, boulimique, informée ou arbitraire, entêtée ou
versatile, l’opinion se répand partout, se fixe sur tout, colle
ses appréciations sur toutes les épidermes, sensibles ou pas.
L’opinion surfe, zappe et coupe les têtes qui ne lui reviennent
pas, comme un véliplanchiste chaotique et meurtrier sur une plage
bondée au mois d’août. Séduisante par la notoriété qu’elle
dispense mais cruelle par ses abandons ou par ses jugements
brutaux, l’opinion est une amie qui nous veut du mal, pensent
aujourd’hui les dirigeants.
Sur l’échelle des menaces auxquelles elles se sentent exposées,
les entreprises européennes classent ainsi nettement en tête les
mouvements d’opinion devant d’autres désagréments comme les
risques de panique financière, les ennuis avec la justice et les
grèves. Et la liste des thèmes redoutés cristallisant ces
mouvements est riche en cauchemars managériaux divers, avec mise
au pilori médiatique : les risques sanitaires et alimentaires, les
affaires de corruption, les atteintes à l’environnement, les
accusations d’indifférence sociale, les licenciements, les
manipulations génétiques, les rémunérations des dirigeants, la
discrimination contre les femmes, les discriminations entre les
groupes humains, la maltraitance d’animaux... Et si aucun secteur
d’activité ne peut s’estimer à l’abri d’une crise d’opinion,
certains secteurs, comme l’agroalimentaire, le pétrole, la santé
ou le nucléaire, sont particulièrement exposés dans l’air du temps
actuel.
Les paradoxes meurtriers de l’opinion : naïve et soupçonneuse,
catégorique et versatile…
L’opinion est une sale bête soupçonneuse, toujours prête à voir
le mal là où il n’y a, en vérité, que volonté de lui apporter
bonheur et rêves quotidiens contre espèces sonnantes et…
trébuchantes.
L’opinion manifeste une tendance pathologique à voir le mal
partout. Même dans la pub ! Satan, par exemple, ne se cacherait-il
pas traîtreusement dans ce spot publicitaire vantant les mérites
d’une automobile japonaise ? Un technicien de régie d’une chaîne
de télévision, sans doute lecteur excessif de littérature
fantastique et d’épouvante, visionne un film publicitaire avant sa
diffusion… « Que vois-je, stupéfait, dans les “frames”
électroniques : une croix, des mains sur fond rouge réunies en une
prière sanglante, des invocations au “pouvoir de la lune” et à la
“beauté des ténèbres”, des symboles monstrueux et purulents lovés
tels d’abominables serpents venimeux dans des interstices
électroniques de quelques dixièmes de secondes ? N’y aurait-il pas
là un danger imminent pour l’innocent téléspectateur ? »
Fantasmes ou manipulation diabolique ? La presse révèle,
s’émeut, s’interroge, doute… Le directeur de la communication du
constructeur automobile, sur les charbons ardents d’un enfer
communicationnel ayant inopinément fait surface sous ses pieds,
s’inquiète et menace déjà les futurs coupables… « Si ces faits
devaient se révéler avérés, notre société se réserverait le droit
de mener tous types d’actions appropriés à l’encontre de
l’ensemble des parties intervenues dans la réalisation de ce film…
» Le Diable prend vraiment ses aises avec les règles habituelles
du savoir-vivre en utilisant les images en trame de fond d’un film
publicitaire pour servir ses noirs dessins…
Et voici l’opinion qui s’émeut, s’inquiète à son tour, demande
des explications qu’elle s’efforcera de ne pas écouter
lorsqu’elles lui seront données, déjà sollicitée par d’autres
messages, d’autres émotions, d’autres redoutables interrogations …
Après analyse fouillée et détaillée des images au vingt-cinquième
de seconde, enquête et témoignages, constitution et réunion d’un
jury d’honneur, le complot diabolique se réduira à l’inspiration
un peu débridée d’un artiste ayant contribué à la réalisation du
film publicitaire mis en cause…
Non, Belzébuth ne travaille pas dans la publicité ! Il n’a pas
besoin de ça pour vivre. Micro-événement, “crisette” pour
alimenter les rubriques médias des journaux ? Peut-être, mais le
nombre non-négligeable d’entreprises confrontées à des rumeurs ou
à des accusations de diffuser des “signes sataniques” dans leur
logo ou dans les emballages graphiques de leurs produits montre
que l’opinion fait porter parfois ses soupçons sur des objets plus
fantasmatiques que concrets et vérifiables. Entre somnolence
chronique et réveils intempestifs, l’opinion titube dans les
méandres de la raison comme un touriste unijambiste dans les
galeries mal éclairées de la grande pyramide.
L’opinion se fait son cinéma : tant pis pour tous les
professionnels du spectacle qui tarderont à se conformer à ses
desiderata et à ses engouements.
L’opinion n’aime pas ce qui est “techniquement justifié » mais
« psychologiquement inacceptable” : le primat du compassionnel
Premier trait caractéristique à conserver toujours à l’esprit
avant de s’avancer sur le terrain mouvant de la notoriété et des
montagnes russes de la cote d’amour : l’opinion est un être
sensible, réactif et émotionnel avant d’être rationnel. C’est de
là que viennent très souvent les télescopages plus ou moins
douloureux entre l’opinion et ses victimes, entreprises et
dirigeants, notamment.
Pour illustrer notre propos, prenons un “exemple” inventé de
toutes pièces. Imaginons donc qu’un jour soit révélée l’affaire
suivante. Le numéro un mondial de l’assurance décide de doubler
brutalement le montant des primes d’assurance payées par des
parents d’enfants handicapés. Ces polices d’assurance, mises en
place avec une importante association de parents d’handicapés,
prévoient, en cas de décès des parents, le versement à l’enfant
handicapé d’une rente qui lui sera servie jusqu’à sa propre
disparition. On imagine aisément l’impact que pourrait avoir une
telle décision prise autoritairement par la compagnie d’assurance
et le scandale que cela pourrait entraîner : manque de cœur,
chantage, etc. Le tollé risquerait de devenir vite général :
protestations de parents, d’acteurs de cinéma concernés par le
problème d’associations, de députés, du ministre de la santé… Et
la maladroite compagnie d’assurance de tenter désespérément de
nous faire partager son raisonnement et les calculs de ses
ordinateurs chargés d’établir les profils de rentabilité selon les
(bien-nommés) “sinistres” : comprenez donc, notre problème, ces
assurances ne sont pas rentables pour nous car… ces enfants
handicapés ont pris la mauvaise habitude de vivre de plus en plus
vieux !
L’entreprise qui commettrait une telle bévue montrerait son
absence totale de compréhension des mécanismes de l’opinion. Faire
passer la recherche du profit avant la santé et l’avenir des
enfants handicapés et… le dire publiquement, voilà qui mérite une
spectaculaire expiation.
Dans la société médiatique, l’expiation est un acte moralement
toujours douloureux mais physiquement sans danger, générateur d’un
bien précieux : l’audience. Elle se pratique sous la forme de
l’interview du dirigeant coupable dans un journal télévisé de 20
heures. Le président de la compagnie d’assurance devra ainsi
“présenter toutes ses excuses aux adhérents de notre contrat pour
la manière dont ils ont été informés des mesures envisagées”,
annoncer la suspension de la dite augmentation des primes et tirer
à sa manière la leçon de la mésaventure : “cette mesure, pourtant
techniquement justifiée, était psychologiquement inacceptable”.
Dans la société de communication et d’opinion, il n’est pas
recommandé de montrer que l’on a une calculette à la place du
cœur. Et l’on admettra que le capitalisme ne soit pas totalement
désintéressé, s’il prend quand même le soin de se montrer
compassionnel. Première et rude leçon pour les managers : veillez
à éviter les collisions frontales entre le “techniquement
justifié” et le “psychologiquement inacceptable”.
Et l’on en restera là de cette affaire. Le fond du problème
soulevé par cette crise devait être abordé par le président de la
compagnie dans une interview à un quotidien. Répondant à la
question conclusive d’une journaliste sur l’incapacité pour un
assureur privé de gérer des systèmes de soins et l’impossibilité
de réaliser une réelle solidarité pour un groupe jugé en
permanence par ses actionnaires, l’assureur en chef et grand
timonier dans la tempête devait esquisser une réponse qui aurait
mérité un débat approfondi : “Il faut faire la différence entre ce
qui relève de la technique de l’assurance et ce qui relève de la
solidarité. La technique de l’assurance, c’est la mutualisation
des risques avec des recettes qui doivent être supérieures aux
dépenses, qu’il s’agisse d’une mutuelle ou d’une société par
actions, comme la réglementation de tous les pays l’exige. La
solidarité, c’est la couverture par la collectivité des risques
qui sont inassurables ou dont le coût de l’assurance est excessif.
C’est exactement ce que nous proposons à propos de la gestion d’un
système de soins : nous disons qu’à côté d’une mutualisation des
risques de santé qui relève de la technique de l’assurance, il est
indispensable de mettre sur pied un pôle de solidarité auquel tout
le monde doit souscrire. Assurance et solidarité ne sont donc pas
inconciliables.” C’est exactement ce qu’il restait à démontrer…
Mais tout le monde préférera retourner à ses petites affaires.
Les crises débouchent souvent sur des débats avortés. Et le
cours habituel des choses reprend le dessus. Jusqu’au prochain
clash.
L’opinion a des questions pour toutes les réponses prévues
et même pour les autres…
Personnage central du vaudeville démocratique avec claquements
de portes, maris trompées, épouses délaissées et retournements de
situation aussi prévisibles que la dégradation de la couche
d’ozone, l’opinion est devenue une vaste machinerie à monter et à
démonter les réputations des produits, des marques, des
dirigeants, à fabriquer du doute, du scepticisme et du pilotage
scientifique à vue pour les gouvernements et pour les dirigeants
des entreprises.
Au départ, tout avait bien commencé par une consommation
régulière mais modérée. Rien d’excessif : juste un petit sondage
matin, midi et soir. On ne sollicitait l’opinion que dans des
occasions peu nombreuses afin de renforcer l’illusion de la
consultation et de donner quelques judicieuses indications (jamais
suivies d’effets) aux gouvernants.
Nous ne vivons plus dans ce monde paisible. L’opinion ne
connaît aujourd’hui aucun repos, sollicitée sur tout et à tout
moment par les brigades polies et insistantes des enquêteurs des
instituts de sondages. Ce sont ainsi des milliers de sondages dits
d’opinion qui sont réalisés et publiés chaque année. Et qui, bien
sûr, nous fournissent une profusion d’éclairages inédits et
indispensables sur l’âme humaine privée et publique, ses
attachements, ses rejets, ses emballements.
Les instituts de sondages sont devenus des usines à produire
des questions et des réponses en permanence sur tous les sujets
imaginables. Le champ d’application des sondages d’opinion est
indéfiniment extensible. On peut faire un sondage sur l’inquiétude
du sondeur d’opinion… Il suffit de poser les questions appropriées
! C’est ainsi que nous avons pu découvrir que 70% des Français
étaient inquiets concernant les farines végétales… Il a suffit,
pour arriver à cette connaissance scientifique particulièrement
éclairante sur l’état actuel de l’opinion, de poser les bonnes
questions… « A propos de la maladie du « légume fou », direz-vous
que, pour vous et votre famille, vous êtes… très inquiet, plutôt
inquiet, plutôt pas inquiet, pas inquiet du tout, indifférent ? »
N’importe quel individu qui s’entend poser une telle question sait
qu’il doit se sentir très inquiet ou plutôt inquiet s’il veut
donner de lui-même l’image d’un citoyen informé et conscient des
dangers que la vie moderne lui fait courir à lui-même et à ses
proches. De même, à la question « A l’avenir, envisagez-vous de ne
plus consommer de légumes, de moins consommer de légumes, de ne
pas changer vos habitudes ? », les réponses s’équilibreront entre
ceux qui envisagent de changer de comportement et ceux qui
continueront comme avant, donnant ainsi l’image d’une opinion qui
sait ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier lorsque
l’avenir paraît très incertain.
L’opinion est aujourd’hui tellement finement découpée en
tranches que l’on hésite à parler d’opinion publique au sens très
large et global de l’expression : l’opinion du public, celle des
citoyens, celle qui compte (ou qui comptait jusqu’à une période
récente). En fait, nous vivons sous le régime de la profusion, de
la surabondance d’opinion : il existe autant d’opinions qu’il y a
de questions et de réponses à mettre en circulation.
L’opinion sur le yaourt est ainsi très régulièrement entretenue
par les très nombreuses questions (En mange-t-on assez ?Est-ce
vraiment bon pour la santé ?Avec ou sans sucre ? Avec ou sans
fruit ?Bio ou allégé ? Velouté ou à la grecque ? Combien par jour
?...) que suscitent ceux qui disposent de réponses concernant
cette denrée vitale, c’est-à-dire ceux qui proposent des produits
de ce type : les marques de yaourt. Le problème ici réside moins
dans la pertinence et dans l’audace des questions et des réponses
que dans la régularité de leur administration par les producteurs
d’opinion sur tout. Tout devient ainsi affaire de persévérance et
de moyens. Et l’on finit par avoir une opinion sur des sujets à
propos desquels nous ne nous étions personnellement jamais
interrogés…
Qui oserait aujourd’hui prétendre et affirmer envers et contre
tous… ne pas avoir d’opinion sur le yaourt ? Avoir une opinion sur
tout ! Le rêve de la démocratie d’opinion. Ménageons notre
enthousiasme : nous ne trouverons là pas de quoi nous vanter car
avoir une opinion sur tout est à peu près l’équivalent d’avoir la
connaissance précise de rien…
Je m’explique avant de me voir traîné… devant le « tribunal de
l’opinion ». Qu’est-ce que l’opinion au fond ? Une fois que l’on a
gratté le prétexte intéressé et saisonnier des questions et le
convenu des réponses plus ou moins « assistées » et « redressées
». Quel que soit le sujet, le produit, la marque, le dirigeant qui
fait l’objet de telle ou telle enquête d’opinion, le fond du fond
de l’investigation se résume le plus souvent à la sempiternelle
question : avoir une bonne ou une mauvaise opinion ou image de ce
produit, de cette marque, de ce projet, de ce dirigeant… La
consistance des opinions produites sur tous les sujets qui passent
dans le paysage est au niveau de leur impressionnante volatilité.
Un soupçon d’information, des images, des impressions, un vague
intérêt réveillé par une question administrée par un
professionnel, un efficace logiciel de traitement des données, une
reprise des résultats dans les médias et voilà une opinion de
plus… Les opinions sont plus des impressions sollicitées que des
jugements fondés sur une information de qualité et une réflexion
personnelle réelle. Alors, la multitude d’opinions produite
aujourd’hui ? On fait semblant d’y croire. On doute parfois. Mais
on ne peut plus s’en passer (les instituts de sondage les premiers
!).
La “gestion de l’opinion” : une affaire de “pros” vaccinés
contre les trous d’air et le vertige des courbes
La relation avec l’opinion est devenue aujourd’hui une affaire
de professionnels occupés à plein temps : conseillers,
consultants, spin doctors, spécialistes des relations publiques
tous terrains, sparring-partners en médiatrainings, artistes du «
wording »...
L’opinion, ça s’observe et ça se traite. Ca se découpe en
tranches pour mieux cibler et adapter les discours : opinion
externe, opinion interne, opinion des actionnaires, opinion
(extrêmement précieuse et délicate à maîtriser) des analystes
financiers, des journalistes et des médias, des élus, des
professionnels, opinion locale, nationale, européenne,
scientifique… Opinion de ceux qui n’en n’ont pas encore mais se
préparent à en exprimer une si on leur pose la question…
Pour chaque entreprise ou institution confrontée à une crise,
il est indispensable de distinguer les différents publics clefs
puis de les hiérarchiser en fonction de leur importance
stratégique. C’est ainsi que l’on aura vite compris que tel groupe
pétrolier confronté à la tourmente médiatique d’une marée noire
venue, une fois de plus, souiller les côtes bretonnes, pourra
mener une communication jugée catastrophique au niveau de
l’opinion en général mais efficace sur la cible plus pointue de la
“communauté financière”. Ce qui n’aurait pas dû l’empêcher pour
autant d’oublier le grand public et les pouvoirs publics.
Car le grand art est là : il faut établir des priorités,
s’adapter aux différents publics en oubliant personne. Car les
oubliés aux guichets de la communication auront tendance à se
venger. Il faut aujourd’hui dialoguer avec tous ! Non pas dans le
souci d’échanger véritablement ou de convaincre mais plutôt dans
celui de… donner le change. Vous êtes une entreprise qui pollue et
qui fait peser une menace permanente sur l’environnement :
dialoguez avec les écologistes ! Une entreprise qui se prépare à
licencier à tour de bras : dialoguez avec vos chers (trop chers)
salariés ! Une entreprise qui vend des logiciels qui boguent :
mettez des “hot lines” à la disposition de vos bienheureux clients
(vous pouvez même les faire payer pendant qu’ils attendent en
écoutant la « zic », le dialogue n’en aura que plus de valeur ou
ils y regarderont à deux fois avant de vous déranger pour trois
fois rien) ! Vous êtes une entreprise qui fonctionne avec des
“arrangements ” et des dessous de table : dialoguez sur les codes
à codifier en soutenant une fondation pour promouvoir l’éthique
des affaires ! Une entreprise qui participe à la destruction de la
couche d’ozone : soutenez les initiatives internationales pour la
protéger ! Une entreprise qui empêche ses riverains de dormir :
dialoguez avec les associations d’insomniaques pour le
rétablissement du couvre-feu !
C’est d’abord ça gérer l’opinion : tisser des relations avec
ceux qui vous veulent du bien, avec ceux qui ne vous aiment pas
encore, et avec tous ceux qui vous veulent du mal (par
indifférence coupable ou parti pris) !
Dans une crise, ce sont ces deux dernières catégories qui ont
tendance à croître et à se multiplier. Gérer l’opinion, c’est
toujours s’employer à maintenir l’empathie, même et surtout
lorsque vous sentez une antipathie sournoise ou galopante rogner
votre pré carré ou miner vos fondations. Comment maintenir cette
précieuse empathie ? Avec des mots bien sûr ! Un vocabulaire est
aujourd’hui disponible qui à défaut de cautériser les plaies doit
permettre d’éviter les fractures les plus douloureuses entre
l’entreprise confrontée à une crise et l’opinion. Citons quelques
uns de ces mots parmi les plus courants. Leur efficacité a été
testée à plusieurs reprises et leur signification est en cours de
normalisation par différents ministères directement concernés :
traçabilité, sécurité, dialogue, priorité, sécurisation,
dépistage, principe de précaution, surveillance, analyses,
retrait, recherche, qualité, norme, cellule de crise, charte,
veille, information, indemnisation, service clientèle, numéro
vert, transparence … L’utilisation de ces mots et leur agencement
subtil dans les premières heures d’une crise dont vous serez
involontairement le héros vous permettront d’éviter le crash
immédiat de votre cote d’amour dans l’opinion.
Les crises : toujours la recherche heurtée d’un nouveau
contrat avec l’opinion
Dans notre société d’opinion, de communication, de mutation de
“l’ancienne économie” issue du monde industriel vers la “nouvelle
économie” du cybermonde, de passage de la logique marchande du
produit à la logique planétaire du service et de “l’accès” , que
représentent donc ces crises qui nourrissent et agitent notre
actualité quotidienne ?
Toute crise est une remise en cause de la relation d’une
entreprise, d’une institution, d’un gouvernement ou d’un dirigeant
avec l’opinion. Une crise est d’abord une rupture. Une déchirure
des conventions habituelles sur lesquelles s’enracinent et
prospèrent la vie économique, sociale et politique. Produit,
service ou organisation mis en cause, toute crise se lit à un
moment comme l’a manifestation négative d’un risque encouru : la
révélation d’un danger, d’une menace en action, d’une défaillance
du contrôle ou d’un assoupissement des autorités chargées de
veiller à l’intérêt général. Toute crise se manifeste, dans la
sphère de la communication, sous un triple aspect : comme une
révélation (un effet de zoom et de découverte plus ou moins
spectaculaire ou vertigineux) pour le public, comme le risque
d’une rupture avec l’opinion pour ses responsables, comme la
“remontée en surface” d’un débat avorté, enfoui, remis à plus
tard.
Toute crise débouche très vite - de plus en rapidement dans
notre société de l’@ccélération où le débat sur les causes et les
leçons n’attend pas la manifestation de tous les effets - sur une
confrontation. Confrontation entre l’offre effectivement présentée
et consommée et la demande, entre la promesse formulée et affichée
et sa réalisation constatée. Dans la mise à l’épreuve des faits,
chaque crise est un télescopage qui tourne à la confrontation
entre les “émetteurs” de promesses (entreprises, dirigeants) et
les “consommateurs” de promesses (clients, citoyens, électeurs,
riverains, etc.).
Et cette confrontation s’inscrit immédiatement dans un débat.
La promesse était-elle excessive ou mensongère ? La réalisation
défaillante, insuffisamment maîtrisée ou dangereuse ? La recherche
du profit a-t-elle primé sur la nécessaire sécurité ou la valeur
d’usage attendue ? Un débat souvent polémique, passionné,
difficile à mener s’installe en quelques heures, en quelques
jours, avec le désir précipité de trouver une solution apaisante
pour tous.
Enfin, toute sortie de crise appelle un nouveau contrat, plus
ou moins ample ou ambitieux : de la faible promesse de veiller “à
ce que ça ne se reproduise plus”, aux mesures visant à renforcer
la sécurité, la qualité et aux programmes publics de veille, de
prévention, de chartes… aux annonces de colloques et de tables
rondes. Toute crise voit se réveiller le client-consommateur en un
citoyen exigeant, agité, vindicatif, peu commode. Toute crise voit
les dirigeants des entreprises ou de l’Etat propulsés sur la place
publique, saisis en flagrant délit, contraints de nous assurer
dare-dare que ça ne se reproduira plus. Promis !
Les crises, jour après jour, chaotiquement, nous
conduiraient-elles sur les chemins de la perfection ?
Une chose est sûre. Les crises sont devenues un remède très
efficace contre l’ennui.
Robert Tixier-Guichard
COMMUNITIES 2.0 - rtg@communities20.com
Auparavant :
- Associé du cabinet CoManaging
- Directeur de l’agence Kendo-Cohn & Wolfe,
- Directeur Associé de BBDO Corporate,
- Directeur de l’agence corporate Sycomore.
Avant de devenir consultant, journaliste (pendant 15 ans) :
France 3, Le Monde, Sud Ouest, L’Alsace, Centre de formation et de
perfectionnement des journalistes (CFPJ-Paris).
Intervenant à HEC MBA CPA sur le management des crises.
Principales références dans les domaines de la gestion des
crises et de l’accompagnement de projets de communication sensible
:
- Castorama France.
- Bata : dépôt de bilan de l’usine de Hellocourt.
- Comité interprofessionnel du vin de champagne (CIVC) : crises
environnement, crises alimentaires.
- Cofinoga : problématiques du surendettement et du crédit à la
consommation, problématiques crises.
- FNSEA : formation du réseau des communicants.
- EDF : centrales nucléaires, drame du barrage du Drac…
- France Télécom : crises sociales.
- LVMH : crises produits, défense de l’image de marque.
- Union des groupements d’achat publics (UGAP) : crise
institutionnelle, dispositif crises et anticipation sur principaux
thèmes sensibles.
- Omya : crises liées à l’extension de carrières à ciel ouvert.
- Salins du Midi : crise avec les pouvoirs publics sur l’usage
du patrimoine représenté par les salines du midi.
Robert
Tixier-Guichard est également l'auteur du livre :
«
Les Dircoms. A quoi sert la communication ?», Le Seuil.
Article publié dans le Magazine de la communication de crise et
sensible vol. 11
(c) Tous droits réservés par les auteurs
|