Nous ne pouvions pas dire que nous ne savions pas. Les plus
hautes institutions de notre pays nous avaient suffisamment
prévenus : l’intégration du principe de précaution dans la
Constitution s’apparenterait à une catastrophe nationale. Le Medef
exprima ses craintes sur la croissance lors d’une conférence de
presse le 13 janvier 2004. L’Académie des Sciences publia un avis
le 18 mars 2003 affirmant que l’inscription du principe de
précaution dans la Constitution française « pourrait induire des
effets pervers, susceptibles d’avoir des conséquences désastreuses
sur les progrès futurs de notre bien-être, de notre santé et de
notre environnement ». Plusieurs juristes prédirent une explosion
des contentieux et un encombrement des tribunaux. Enfin des
philosophes de renom annoncèrent la déresponsabilisation de la
société et l’avènement d’une époque qui nierait toute prise de
risque au nom d’une précaution absolue.
La controverse dura deux années depuis l’instauration de la
commission présidée par Yves Coppens en juillet 2002 jusqu’au vote
final du Parlement réuni en Congrès le 28 février 2005. Malgré des
débats incessants, la commission ne parvint pas à s’accorder et,
fait rare, proposa au Président de la République deux versions de
son projet de charte constitutionnelle : l’une incluant, l’autre
excluant le principe de précaution. Il fallut toute la force de
conviction de certains acteurs comme Nicolas Hulot auprès du Chef
de l’Etat pour que celui-ci tranche en faveur de son inscription
constitutionnelle.
Un an après, loin des virulentes polémiques de l’époque, un
rapide bilan permet un premier constat : l’innovation n’a pas
décliné, la croissance est restée stable autour de 1,6% et le
chômage tendrait même à régresser. Aucun engorgement juridique ne
se profile et aucun contrecoup sensible ne semble avoir paralysé
la société française. Une année est certes peu significative pour
prendre le recul suffisant mais il reste que nous sommes bien loin
des bouleversements annoncés.
Il est significatif que les textes législatifs qui, par leur
objet même, réclameraient l’application du principe n’y font même
pas référence. Parmi les textes majeurs devant être discutés lors
de la session parlementaire de printemps, ni le projet de loi sur
l’eau ni le projet de loi sur les OGM n’y font la moindre
référence. Si le législateur voulait revenir progressivement sur
son vote du 28 février 2005 et en rogner les avancées qu’il
contenait, il ne s’y prendrait pas autrement.
Certains pourront bien sûr rétorquer par exemple que les
décisions de l’Etat sur le dossier de la grippe aviaire
manifestent précisément l’esprit de précaution véhiculé par le
texte. C’est en effet la première fois que les pouvoirs publics ne
cherchent plus à minimiser un risque mais, à l’inverse, à nous
alerter et nous préparer en permanence à son extension et ses
conséquences. C’est un tournant historique qui se situe à la
hauteur des enjeux de la possible mutation du virus et de sa
transmission d’homme à homme. Les effets seraient alors
potentiellement catastrophiques. Selon la plupart des
spécialistes, l’épidémie de grippe aviaire commencerait vraiment à
frapper notre pays au printemps avec le retour des oiseaux
migrateurs. Cela ne mettra que plus fortement en évidence le
contraste avec un bien triste anniversaire, celui du 26 avril, et
des 20 ans de Tchernobyl, symbole caricatural de l’opacité des
pouvoirs publics, temps béni où les oiseaux migrateurs auraient
vraisemblablement pu être arrêtés aux frontières nationales.
Ce n’est pourtant pas la constitutionnalisation du principe qui
a amené les pouvoirs publics à mettre en place un important
dispositif de crise. Alors, un principe et deux années de débat
pour rien ? Vraisemblablement pas, d’abord parce que le principe
de précaution a modifié nos représentations de la crise. Durant de
trop longues années, l’idée dominante était que face aux crises,
il était prioritaire de disposer de solides remparts et d’une
bonne stratégie de communication. La puissance de nos
organisations et la solidité de nos frontières suffisaient souvent
à nous faire croire que les crises étaient maîtrisables. Le
principe de précaution est venu nous rappeler que les risques
auxquels nous sommes aujourd’hui soumis échappent de plus en plus
aux logiques qui ont contribué à nous protéger des menaces
anciennes et aux connaissances techniques et juridiques qui ont
fondé le socle de nos sociétés industrielles. Face aux
connaissances lacunaires que nous renvoient les risques nouveaux,
seul un principe qui reconnaît l’insuffisance temporaire de nos
expertises peut prévaloir. Le principe de précaution a surtout
formalisé l’obsolescence des capacités traditionnelles d’une
société à agir efficacement contre les nouvelles formes de risque
diffus qui caractériseront de plus en plus notre époque.
Les auteurs de l'article :
Dominique Bourg. Ancien membre de la commission Coppens pour la
charte de l’environnement.
Thierry Libaert. Maître de conférences à l’Institut d’Etudes
Politiques de Paris.
Christophe Roux-Dufort. Professeur à L’Ecole de management de
Lyon.
Mise en ligne le 6 Mars 2006
(c) Tous droits réservés par les auteurs
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