Ceux qui n’avaient jamais entendu parler du chikungunya ni
de l’épidémie en cours à la Réunion avaient sans doute été surpris
d’entendre le 28 janvier dernier l’annonce-choc du premier
ministre : il affectait « sans délai » 400 militaires
supplémentaires à la démoustication de l’île et il y envoyait « en
urgence » son ministre de la Santé.
Dans le même temps, les métropolitains apprenaient par la
presse nationale que l’épidémie avait débuté sur l’île depuis près
d’un an, que plusieurs milliers de personnes avaient été atteintes
(on parlait alors de 10 à 15 000) et qu’une polémique plus que
vive opposait depuis plusieurs semaines déjà les habitants aux
services de l’Etat. Celle-ci portait essentiellement sur le nombre
des victimes - longtemps sous-évalué selon les habitants - , sur
la gravité de la maladie - il était fait état de cas sévères et de
cas mortels -, et surtout sur l’inaction des autorités et
l’insuffisance des moyens déployés.
Bien entendu, depuis cette date du 28 janvier, chacun a pu
comprendre à travers une médiatisation ininterrompue, que cette
affaire de moustiques à la Réunion était en réalité ce que
certains avaient annoncé début novembre : « une véritable
catastrophe sanitaire ».
Le bilan s’est aggravé de jour en jour pour atteindre des
proportions inédites :157 000 personnes, soit 20% de la
population, avaient été officiellement touchées sur l’île au 24
février, avec 77 cas de décès. Les conséquences, à la fois
sanitaires et économiques, sont à envisager non seulement pour les
mois qui viennent mais aussi à beaucoup plus long terme. Et le
virus a déjà poursuivi son extension : il aurait commencé à sévir
aux Comores, à Mayotte, à Maurice et aux Seychelles ; Madagascar
est clairement menacé.
Comment cette infection virale, « réputée plutôt bénigne »,
a-elle pu prendre une telle ampleur et devenir une telle crise ?
D’abord les faits. Le chikungunya (le terme signifie « celui
qui marche courbé » en swahili) est un virus de la famille des
arbovirus isolé pour la première fois en 1953 en Ouganda. Il s’est
répandu en Afrique sub-saharienne, en Asie du sud-est, et depuis
2005 dans l’océan indien. Il est transmis par les moustiques du
genre Aedes qui sont aussi le principal vecteur de la dengue.
Chez l’homme, l’infection provoque une forte fièvre, des
éruptions cutanées et surtout des douleurs et des courbatures dans
les articulations. Elles sont souvent si marquées qu’elles
deviennent très invalidantes : l’usage des mains est difficile et
le malade doit se déplacer courbé, d’où le nom qui a été attribué.
Cela peut durer une semaine, mais parfois plusieurs mois, avec une
fatigue intense. Autre facteur aggravant, il n’existe ni vaccin ni
traitement spécifique.
En février-mars 2005, de premiers cas sont apparus aux Comores
puis à la Réunion. L’épidémie a d’abord été « limitée » entre
avril et juin. Une accalmie s’est produite les mois suivants ;
puis on a noté une petite reprise en novembre et surtout, en
décembre, avec l’été austral, une violente recrudescence.
Plusieurs milliers de nouveaux cas par semaine. Fin janvier, les
autorités sanitaires faisaient état d’un bilan de 30 000 (et non
pas 10 000) cas.
Quelques jours plus tard, le 3 février, ces mêmes autorités ne
cachaient plus leur inquiétude. L’Institut de Veille Sanitaire (InVS)
annonçait que la maladie continuait à évoluer de manière
exponentielle, qu’elle avait maintenant touché 50 000 personnes
sur l’île (dont 45 000 depuis mi-décembre) et que l’on devait
s’attendre à plus car le pic épidémique n’était pas encore
atteint, compte tenu de la pullulation des moustiques et de la
saison. Les conséquences économiques étaient déjà fortes : 10 000
annulations de nuitées en 10 jours selon le Comité du tourisme qui
craignait une baisse d’activité de 70% pour les cinq mois à venir.
Le 8 février, le bilan s’était encore considérablement alourdi
avec un total pour la Réunion de 70 000 cas. Il n’a cessé
d’évoluer ensuite pour atteindre 157 000 personnes touchées le 24
février.
Bien entendu, ce bref rappel des faits ne dit rien de
l’essentiel. Que s’est-il réellement passé pour qu’on en arrive là
? Quelle(s) erreur(s) a t-on peut-être commise(s) ?
Pour de telles crises, on sait que la réponse à cette question
n’est jamais simple et qu’il faut justement se garder des
dénonciations simplistes. Les mécanismes sont toujours multiples
et intriqués. Ce qui appelle la pratique d’un vrai retour
d’expérience très détaillé. On espère qu’il sera fait pour le
chikungunya.
Mais dans le cas présent, un élément au moins apparaît à
l’évidence : les signaux d’alerte n’ont pas été pris en compte et
le potentiel de gravité de cette affaire a été très nettement et
très longuement sous-estimé.
Quelques exemples :
1- On a dit et répété au début de l ‘épidémie que la maladie
était bénigne, puisqu’il n’y avait pas de cas mortels. Mais
peut-on parler de bénignité en présence de plusieurs dizaines,
puis centaines de cas de personnes qui subissent des douleurs
articulaires très invalidantes et pouvant se prolonger plusieurs
mois ?
Et surtout qu’en savait-on vraiment ? Quelles connaissances
avaient-on sur ce virus, ses effets chez l’homme, et ses
éventuelles mutations ? Le 3 février, le directeur général de la
santé reconnaissait que « la maladie de chikungunya était jusqu’à
présent assez mal connue ». En effet, une surprise de taille au
moins était déjà à signaler : cette épidémie avait appris aux
médecins que le virus peut se transmettre de la mère à l’enfant et
être responsable de formes néonatales sévères : des
méningo-encéphalites, dont plusieurs cas ont été observés à la
Réunion. Il y a aussi des cas de formes neurologiques graves,
d’hépatites, de myocardites, de rhumatismes articulaires aigus…
Pas de cas mortels ? Gilles Brucker, directeur de l’InVS
répondait (interview dans Libération le 3 février) que « depuis
six semaines, la mention « virus chikungunya » avait été notée
comme cause associée sur 20 certificats de décès ». Il ajoutait
qu’il s’agissait pour la plupart de personnes âgées ou très âgées
avec des pathologies lourdes associées, et qu’il fallait faire la
part des formes compliquées que l’on peut observer lors de toute
épidémie de maladies infectieuses. Des enquêtes étaient cependant
en cours. Le lendemain, le directeur de l’Agence Régionale
d’Hospitalisation faisait, lui, état du cas d’un enfant de 10 ans,
mort le 13 janvier, pour lequel « nous n’avons pas d’autre élément
que le chikungunya pour expliquer le décès ».
Un autre décès d’enfant est survenu depuis (le 21 février). Et
aujourd’hui, ce sont 77 décès qui se sont produits sur l’île,
directement ou indirectement liés au chikungunya.
2 - Le responsable de la contamination est le moustique et il
est parfaitement connu que l’évolution de l’épidémie dépend
essentiellement des mesures d’élimination des réserves d’eaux
stagnantes où se reproduisent les moustiques. Est-on novice en ce
domaine ? Non, les techniques de démoustication existent et la
France a déjà eu l’occasion de les pratiquer. Dès lors, n’était-il
pas justifié de faire beaucoup plus tôt ce que l ‘on fait
seulement maintenant : mener une véritable campagne de
démoustication. On ne manquait pour cela ni de produits, ni de
bras (Bernard Kouchner - dans Libération du 27/2 - fait remarquer
justement à ce sujet que l’on aurait pu mobiliser de jeunes
Réunionnais). Mais « La victoire contre le paludisme à La Réunion
nous a fait baisser la garde depuis trente ans en matière de
démoustication » a reconnu Dominique de Villepin lors de sa visite
dans l’île le 26 février.
3 - Enfin, ne sait-on pas qu’au sein d’une population,
l’arrivée d’une épidémie n’est pas précisément le type d’événement
qui va être vécu de manière parfaitement rationnelle ? Qu’elle va
entrer en résonance avec un système de croyances et inévitablement
susciter des craintes, des doutes, des incompréhensions, des
rumeurs. Ce qui veut dire qu’il est absolument fondamental
d’expliquer précocement aux populations, en direct et par des
médiateurs crédibles, ce qu’est la maladie, son vecteur, ses
conditions de développement ; et quelles sont les mesures de
prévention. La première campagne d’information large (TV,
affiches) n’a débuté que le 6 février…
Aujourd’hui, les réunionnais ont enregistré, par la voix du
premier ministre, l’aide concrète que l’Etat allait leur apporter.
Mais entre rancoeur et suspicion, les rumeurs continuent à
pulluler au sein de la population : sur la nature de la maladie,
sa transmission, sa gravité réelle (le bilan des cas et des morts
serait encore sous-évalué), les dangers des insecticides utilisés…
Et pour expliquer l’arrivée du virus sur l’île, les Réunionnais
évoquent tantôt une infestation volontaire, tantôt l’immigration
comorienne, le réchauffement climatique, le tsunami, ou encore le
rôle d’un bateau qui avait été longtemps maintenu en quarantaine…
Autant dire que la confiance, indispensable à la contribution
active de la population pour la lutte préventive contre
l’épidémie, n’est pas pour demain.
Amplement décrite, la sous-estimation est un phénomène qui pour
paraître banal ne se retrouve pas moins, d’une crise à l’autre,
quasi-constamment présent. Il est vrai que la gestion des crises
(et leur anticipation), que tout le monde évoque constamment, est
en fait loin d’être un domaine connu et réellement pratiqué.
Actualisation du 27 Février 2006.
Jean-Michel Guillery est médecin et
consultant en gestion et communication de crise. Il est également
coauteur de deux Que sais-je : "La communication de crise" et "
La communication médicale"
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