Certains avaient déjà voulu réduire Albert Camus à un
philosophe pour classes terminales (Jean-Jacques Brochier,
ex-directeur du Magazine Littéraire). Nous nous en voudrions
aujourd’hui d’en faire un philosophe pour temps de crise. Il reste
qu’en ces temps d’alerte sur la grippe aviaire, la relecture de La
Peste prend un éclairage tout particulier.
Publié en 1947, soit au sortir de la Deuxième Guerre mondiale,
l’ouvrage est d’abord une métaphore de l’oppression et un regard
sur la diversité des attitudes exprimées par les personnages du
roman : Rieux, Grand, Tarrou, Cottard, Rambert. Le thème de
l’éthique est omniprésent dans un lieu, la ville d’Oran, désormais
coupé du monde puisqu’il est interdit d’en sortir.
Le livre débute par la perception d’un signal faible : « Le
matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet
et buta sur un rat mort, au milieu du palier. » Nous sommes alors
immédiatement tentés par le rapprochement avec la découverte, le
19 février 2006, du premier oiseau porteur du H5N1 dans le
département de l’Ain. La différence est toutefois considérable
puisque ici le signal avait été préalablement déchiffré alors que
pour le docteur Rieux « la présence de ce rat mort lui avait paru
seulement bizarre. »
Chez Camus, le désarroi ne devient réel qu’à partir du moment
où les médias s’emparent du problème : « On s’apercevait
maintenant que ce phénomène dont on ne pouvait encore ni préciser
l’ampleur ni déceler l’origine avait quelque chose de menaçant. »
Comme si, la visualisation par les médias fournissait une forme
tangible à la menace et l’élargissait d’un sentiment individuel
d’inquiétude à la perception d’un danger collectif immédiat.
L’excès de confiance comme paralyseur de réactions face à
l’émergence des crises est admirablement perçu : « Ils oubliaient
d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était
encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient
impossibles. » Cela nous renvoie à l’attitude de Total au moment
de l’Erika, comment une entreprise qui vient de triompher d’une
OPA sur son principal concurrent, qui réalise les plus forts
bénéfices, et dont le PDG vient d’être couronné Manager de
l’année, peut-elle réagir avec la vigilance qui s’impose. C’est ce
que traduisait également Bill Gates par sa formule « Le succès est
un mauvais guide. Il pousse les gens qui réussissent à se croire
infaillibles. »
Nous avons également apprécié le sempiternel credo des pouvoirs
publics en période de crise. Alors que chacun sait qu’il s’agit de
la peste, les responsables hésitent à alerter la population sous
prétexte qu’il est nécessaire d’attendre le résultat des analyses
: « L’opinion publique, c’est sacré : pas d’affolement, surtout
pas d’affolement. » Et face aux hésitations des responsables,
l’interpellant, pour savoir s’il s’agit vraiment de la peste, le
docteur Rieux, aura cette phrase admirable et qui devrait être
affichée dans toutes les salles de crise : « Vous posez mal le
problème. Ce n’est pas une question de vocabulaire, c’est une
question de temps. »
Quant au public, directement concerné par cette épidémie
mortelle, Camus observe que « La plupart étaient surtout sensibles
à ce qui dérangeait les habitudes ou atteignait leurs intérêts. »
Et sans vouloir faire la moindre analogie avec l’attitude de
nombreux concitoyens lors de la canicule de l’été 2003, on
relèvera cette phrase relative aux habitants : « Leur première
réaction, par exemple, fut d’incriminer, l’administration. » On
sait que le bouc émissaire est toujours très utile en temps de
crise.
Ce public ne se différencie pas selon ses niveaux de
connaissance et ses diplômes car la capacité à surmonter les
crises dépend d’autres facteurs. « Il (Rambert) avait donc visité
une grande quantité de fonctionnaires et de gens dont on ne
discutait pas ordinairement la compétence. Mais en l’espèce, cette
compétence ne leur servait à rien. » Camus est d’ailleurs sans
illusion sur la capacité des administrations à s’adapter aux
situations d’urgence : « Cela changeait quelque chose aux
difficultés administratives qui s’opposaient à toute mesure de
faveur risquant de créer ce que l’on appelait, avec une expression
de grande répugnance, un précédent. »
Les modalités de compréhension de la crise sont notées avec
finesse : « Non, dit Rambert avec amertume, vous ne pouvez pas
comprendre. Vous parlez le langage de la raison. » La crise nous
précipite dans un univers affectif, émotionnel, symbolique et les
raisonnements purement logiques sont souvent impuissants à saisir
toute la complexité des crises.
L’apparition des rumeurs, la nécessité des mesures élémentaires
de précaution, l’apparition progressive de la sortie de crise,
tout cela fait de La Peste une relecture intéressante par ses
références à l’actualité, près de 60 ans après son écriture.
T.L
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