La menace de grippe aviaire en Europe se confirme. Tant
qu'elle restait cantonnée à l'Asie du Sud-Est, elle pouvait être
perçue comme une curiosité exotique qui ne devait son apparition
qu'à des conditions sanitaires propres aux pays concernés.
Aujourd'hui nous prenons conscience que la menace est à nos portes
et que ni les conditions d'élevage de nos volailles ni
l'éloignement des pays à l'origine du virus ne constituent une
barrière de protection.
Le déploiement massif de moyens par les gouvernements nous
porte à croire que la menace est sérieuse. En France, la baisse de
la consommation de poulet, les inquiétudes de la filière avicole
et les appels au calme des ministres achèvent de nous convaincre
que la peur gagne peu à peu la sève de nos sociétés : la
consommation. La possibilité d'une grippe a d'ores et déjà enrhumé
la France et l'Europe.
La grippe aviaire revêt en réalité toutes les caractéristiques
des risques postindustriels. Elle n'est pas tangible. Tout comme
la radioactivité, les réseaux terroristes ou les OGM, le virus de
la grippe aviaire est invisible et furtif et met en difficulté les
observatoires sanitaires occidentaux. Le risque postindustriel est
aussi organique et mutant. Il s'adapte rapidement par
réorganisation et recombinaison. Le terrorisme par exemple
illustre parfaitement cette capacité à opérer en réseau dont
chaque démantèlement semble semer ailleurs les conditions d'une
nouvelle organisation.
Le risque de pandémie prend précisément sa source dans une
possible mutation virale qui déconcerterait, quoi qu'il arrive,
nos dispositifs médicaux. Or cette menace de reconfiguration met
en évidence l'inertie de nos organisations souvent débordées par
les évolutions organiques rapides.
Le risque postindustriel rend également obsolètes nos
conceptions de la frontière. Contrairement au syndrome
respiratoire aigu sévère (SRAS), qui révélait les risques de
propagation des virus par le transport aérien, l'inquiétude se
fixe, pour la grippe aviaire, sur le flux annuel des oiseaux
migrateurs, contre lesquels nos moyens traditionnels de protection
aux frontières sont inopérants.
Le risque postindustriel, né avec l'accident de Tchernobyl,
nous montre à quel point les frontières qui nous protégeaient d'un
ennemi à l'Est ne nous préviennent en rien d'un nuage radioactif
ou d'un virus informatique mondial. Enfin le risque postindustriel
apparaît comme un rejeton de la mondialisation. Il la dramatise en
projetant nos sociétés protégées au coeur des foyers à risque
internationaux.
En réponse à cette logique floue, le principe de précaution,
désormais constitutionnalisé, s'impose. L'accélération du stockage
du médicament antiviral Tamiflu et de doses de vaccin
prépandémique en atteste. La précaution témoigne bien sûr d'un
principe d'ignorance lié au caractère insaisissable du risque,
mais elle contribue aussi à organiser un vaste marché de
l'expertise scientifique orchestré par des médias soucieux de
produire leur scénario. C'est là encore une caractéristique du
risque postindustriel dont les inconnues ouvrent tous les espaces
nécessaires à l'expression d'une multitude d'interprétations
expertes.
Bien qu'il y ait consensus sur la possibilité d'une extension
de la grippe aviaire, l'incertitude demeure sur les modalités de
transmission de l'animal à l'homme et sur le moment de
déclenchement d'une pandémie.
Sans remettre en question l'éventualité d'une crise grave, il
est fascinant d'observer l'émoi que provoque l'hypothèse d'une
catastrophe. On est loin, et c'est une rupture pour les pouvoirs
publics, de l'inconscience dénoncée à propos de la vache folle, de
l'amiante ou du sang contaminé.
On ne peut s'empêcher non plus de penser à une autre affaire
aux contours similaires : le bug informatique de l'an 2000. De
nombreux investissements ont été consentis pour éviter la
catastrophe tant annoncée, avec les résultats que l'on connaît.
La non-crise fut-elle le résultat de ces investissements
préalables ? Il est difficile de le savoir avec précision.
S'agira-t-il d'une grippe aviaire ou d'un bug aviaire ? Nous
l'ignorons. Quoi qu'il en soit, la tourmente qui règne nous laisse
entrevoir certains moteurs puissants qui régissent nos sociétés.
Parmi ceux-ci, la dictature du risque zéro vient à nouveau hanter
nos esprits. Les précieux consommateurs que nous sommes témoignent
d'une tolérance minimale à la moindre exposition à des risques de
consommation ou de santé. Nos modes de développement nous ont
habitués à une exigence d'immunité que la grippe aviaire comme
tant d'autres risques viennent régulièrement ébranler.
Nous avons atteint un tel niveau de développement que notre
souci réside dorénavant dans sa préservation. Nous abandonnons
ainsi progressivement l'option de croissance au bénéfice d'une
dynamique de protection d'un acquis. Cette option est propice à
l'essor d'une société recroquevillée.
Aux yeux du citoyen, les efforts politiques les plus
convaincants portent sur des questions de sécurité. Séduits par
ces discours, nous succombons fréquemment à la tentation de la
peur et nous laissons aujourd'hui aller à la possibilité d'une
grippe.
Car cette demande de sécurité n'a de sens que si elle répond à
des menaces hypothétiques ou réelles. Or seule une société de la
peur forme un terreau favorable à l'éclosion d'une société du
risque. La peur a toujours constitué un ciment puissant de
cohésion sociale. Il y a vingt ans la peur de la guerre atomique
maintenait l'équilibre entre les blocs. Aujourd'hui, ce risque a
disparu, laissant place aux controverses sur l'énergie et les
déchets nucléaires et aux craintes de dissémination. Sans
adversaires géographiques, notre horizon s'est nourri d'ennemis
nouveaux, furtifs et mutants qui laissent les scientifiques et les
politiques sans réponse et les citoyens sans repères.
Dans cet univers tout devient danger : le temps qu'il fait, les
poules de nos basses-cours ou les ordinateurs de nos salons. Le
risque n'est plus de l'autre côté d'une frontière bien gardée.
Partout nous lui avons aménagé des voies d'accès jusque dans nos
maisons et dans nos assiettes.
Nous serions donc tentés par la possibilité d'une grippe aux
confins d'un monde aux transformations si rapides que seul
l'entretien quotidien de menaces graves permet de mettre en
mouvement.
Même si la peur s'avère parfois un moteur précieux pour
dépasser certaines limites et chercher des ressources inédites,
elle prend ici plutôt la forme d'un verrou qui n'augure aucun
apaisement dans les années qui viennent.
Article cosigné par T. Libaert et C. Roux-Dufort
Article paru dans Le Monde du 2/11/05
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