On
rencontre les fractales partout et notamment, comme l’a montré le
mathématicien Benoît Mandelbrot , dans les marchés financiers.
Elles nous obligent à remettre en cause notre vision habituelle
des événements extrêmes et les mécanismes de pensée qui y sont
associés. Ce petit article a pour objet de nous familiariser avec
ces notions encore un peu nouvelles mais dont la portée nous
semble significative dans la période actuelle : faut-il, ou non,
croire aux catastrophes annoncées ?
De la loi de Pareto aux fractales
Le monde de l’entreprise pratique la loi de Pareto, sous une
forme très simplifiée, dite « loi des 80/20 ». Vous voulez
analyser le chiffre d’affaires de votre entreprise : commencez par
vous intéresser aux 20 % des clients qui font 80 % du chiffre.
Même méthode pour les stocks et plus généralement pour toutes les
séries de données qu’on rencontre habituellement. Evidemment, les
nombres 20 et 80 sont des ordres de grandeur : il ne s’agit pas de
les prendre au pourcent près, mais l’idée est là, omniprésente...
On retrouve cette loi dans des domaines très variés : sur le web,
(où 80 % des liens sont dirigés vers 15 % des sites); dans la
distribution des revenus ; dans celle des tremblements de terre ou
des crues (loi de Hurst) en fonction de leur intensité ; dans la
distribution des mots dans une langue (loi de Zipf), le coût des
sinistres en assurance – dommages , etc.
C’est l’économiste Vilfredo Pareto le premier, en analysant
précisément la distribution des revenus, qui a mis en évidence une
loi, dite loi de puissance, dont la « loi des 80/20 » n’est qu’une
application, et dans un cas particulier seulement. Une loi de
puissance, c’est une loi mathématique assez simple du type : y=
(x/m)-A. (avec A positif). Dans l’exemple des revenus : y est la
proportion des gens qui gagnent plus qu’un revenu x (m étant le
revenu minimum).En passant aux logarithmes, on obtient log y = -A
log (x/m). Autrement dit la courbe qui relie log y à log x/m est
une droite. Cette loi est donc facile à repérer graphiquement et
le coefficient -A est la pente de la droite.
Prenons un exemple simple : pour m=2, A=1, on a : y = (x/2)-1
ou encore y = 2/x
Concrètement dans ce cas purement théorique 50 % de la
population gagne deux fois le revenu minimum, 33% gagne trois fois
le minimum; 1% de la population gagne 100 fois le revenu minimum
et ainsi de suite. Quand on passe aux logarithmes l’équation
devient :
log y = -log x + log 2 qui est représentée, sur un graphe
log-log (dont les 2 axes sont gradués en échelles logarithmiques),
par une droite de pente = -1 et d’ordonnée à l’origine = log 2
Il appartient à Mandelbrot d’avoir fait un pas de plus en
étudiant la courbe des variations du cours de coton, classées en
fonction de leur amplitude. Il s’est aperçu que c’était également
une loi de puissance. Il s’est également aperçu que, si l’on
analysait ces variations à plusieurs échelles de temps (quotidien,
mensuel, annuel), on obtenait le même coefficient A (en d’autres
termes en échelles logarithmiques toutes les droites ont la même
pente). Cette invariance d’échelle lui fit appeler ce type de
courbe une fractale. On sait en effet que la propriété
d’autosimilarité (ou invariance d’échelle) des fractales s’exprime
sous forme d’une loi de puissance qui définit leur dimension.
Des fractales aux lois de Lévi-Stables ; petit détour par
les marchés financiers
Depuis les travaux précurseurs de L. Bachelier, les variations
des cours (actions ou autres actifs financiers) sont très
généralement modélisées selon un modèle standard qui fait
intervenir un mouvement brownien. Rappelons que le mouvement
brownien est par exemple celui d’une poussière sur une surface
d’eau qui, à chaque instant peut aller selon la même loi de
probabilité dans toutes les directions et ce de manière
indépendante du mouvement précédent. Dans le cas de la variation
de cours boursier cela veut dire que les variations du jour sont
indépendantes de celles de la veille et obéissent à une loi «
gaussienne » ou « normale ». Pour les amateurs, la formule
mathématique est la suivante :
S(t) = S(0) e (mt + sW(t))
dans laquelle S est le cours de l’actif, r(t) = mt + sW(t) sa
rentabilité ( le couple (m, s) représentant l’espérance de cette
rentabilité et son écart-type ), et W(t) est un mouvement brownien
standard.
L’hypothèse de normalité est très forte. Elle signifie
concrètement que les aléas autour de la moyenne se comportent
comme ceux d’une pièce de monnaie qui tombe avec une probabilité
d’1/2 du côté pile et du côté face. Quand on jette la pièce de
monnaie cent fois de suite, il est extrêmement improbable qu’elle
tombe 100 fois sur pile. On peut d’ailleurs calculer très
précisément cette probabilité. Elle suit une loi de Gauss, avec un
très grand nombre d’écarts très faibles et un très petit nombre
d’écarts élevés.
Mandelbrot constata – et il fut suivi dans cette constatation
par la majorité des scientifiques – que cette « normalité » ne
s’observait pas sur les marchés du coton ni sur les marchés
financiers. Il s’aperçut que les variations extrêmes
apparaissaient bien plus souvent que dans le cas « normal ».
L’hypothèse « gaussienne-brownienne » est tout simplement fausse .
Leur distribution obéirait selon lui plutôt à une loi de Lévy ou
plus généralement à une loi L-Stable, qu’on peut présenter en
simplifiant comme l’équivalent statistique de la loi de puissance.
Retenons à ce stade que ces lois de probabilité dont Mandelbrot
démontra qu’elles ont la propriété d’autosimilarité ont, pour le
même prix, des propriétés assez « désagréables » :
- elles sont « leptokurtiques » : la « queue de la distribution
» de probabilité est « épaisse » : les événements extrêmes ont une
probabilité plus forte que la normale. Ils arrivent plus souvent
qu’on ne le penserait en raisonnant selon le hasard « normal ».
- elles peuvent ne pas avoir de moyenne : chaque nouvel
événement « extrême », quand il apparaît, fait bouger la moyenne
calculée jusque là, et il en apparaît assez souvent pour que la
moyenne ne se stabilise jamais.
Ce programme de recherche passionnant fait encore aujourd’hui
l’objet de controverses : si le caractère « anormal » des
variations de cours des actifs financiers ne se discute pas,
savoir si elles obéissent à des lois L-Stables se discute plus .
Cependant, les propriétés « désagréables » évoquées ci-dessus,
elles, s’observent bien ; on se contentera de dire que les marchés
obéissent à des lois « de type fractal »…
Nous en savons maintenant assez sur cette « économie des
extrêmes » comme l’appelle Zajdenweber pour en tirer quelques
leçons.
Les crises peuvent advenir plus fréquemment qu’on ne le pense «
naïvement »
Les marchés financiers sont traversés par des crises parfois
dites cycliques. L’observation de leur fréquence montre surtout
qu’elles sont plus nombreuses et plus violentes que ne le
laisserait supposer une modélisation « normale ». Mandelbrot
propose de dire qu’elles obéissent à un « hasard sauvage ».Cette
observation peut être transposée aux phénomènes naturels comme les
crues, les tremblements de terre et les cyclones. Si ces
phénomènes résultent de lois physiques déterministes et, pour ce
qui concerne les crues et les cyclones, – et peuvent être en outre
aggravées par l’impact de l’homme via l’effet de serre d’origine
anthropique – on peut néanmoins tenter une approche probabiliste
de leur occurrence. C’est ce que sont obligés de faire les
réassureurs dont la survie et la rentabilité dépendent précisément
de ce type d’approches. Il ne faut pas, alors, recourir aux lois
probabilistes ordinaires, mais bien à des lois de type fractal
conformes au fait que ces événements extrêmes sont malheureusement
plus fréquents que ne le voudraient des lois en apparence plus
raisonnées, plus normales…
Les systèmes complexes sont robustes et vulnérables : des
crises systémiques peuvent advenir sans prévenir
Le Web est organisé selon une loi de puissance, comme on l’a
vu. Il est très redondant et très robuste. Mais son point faible
est évident : les « plaques tournantes » sont en petit nombre (80
% des liens sont dirigés vers ces sites « plaques tournantes »).
Leur attaque peut conduire à l’effondrement du système entier.
Cette observation est généralisable à de nombreux systèmes
complexes. C’est ce que redoutait le président de la FED dans
l’épisode LTCM.( cf. note 6 ) Le problème est bien que
l’effondrement du système entier ne prévient pas : il se fait
brutalement, …sans prévenir. Des ruptures peuvent advenir sans
qu’elles se soient annoncées. Un univers fractal est
fondamentalement non linéaire et ne doit pas être pensé comme tel.
Et alors ?
Les conclusions qu’on peut tirer de ces constats rapides sont
assez simples mais peuvent être utiles :
-les « Cassandre » ont peut-être souvent tort mais, quand ils
ont raison, cela peut faire très mal.
-les organisations humaines ont intérêt à tempérer les
mécanismes naturels « fractals » dont le caractère autorégulateur,
s’il est présent, peut s’accompagner d’une grande violence et
n’être pas … très humain !
-dans le cas des marchés financiers, il est probablement osé de
les laisser faire et de les laisser se mondialiser sans mettre de
nombreux pare-feux
Alain Grandjean, économiste
http://alaingrandjean.fr/lauteur/
Bibliographie
Lévy Véhel Jacques et Walter christian, « Les marchés fractals
», PUF, 2002
Mandelbrot Benoît, « Une approche fractale des marchés », Odile
Jacob, 2005
Sapoval Bernard, « Universalités et fractales »Flammarion,
Champs, N°466, 2001
Zajdenweber Daniel, « L’Economie des extrêmes » Flammarion,
2000
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