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Il y a 15 ans Patrick Lagadec définissait la crise comme la
résultante d’un accident ET d’une déstabilisation . Cette équation
a considérablement influencé les entreprises dans leur approche
des situations difficiles. Aujourd’hui encore la gestion de crise
consiste principalement à circonscrire rapidement les accidents où
les événements exceptionnels et à déployer des dispositifs de
prise en charge de l’urgence et de la déstabilisation. Cette
approche donne à la crise un caractère exceptionnel, aigu, urgent
et parfois dramatique. Elle en résume aussi l’enjeu : celui de ne
pas se laisser dépasser par les événements. Essentiellement bâti
autour de cette priorité, les dispositifs de crise se développent
progressivement dans les entreprises. La gestion de crise acquiert
ainsi ses lettres de noblesse et s’impose comme pratique
prioritaire au sein des directions générales .
Les crises n’ont pourtant pas diminué ni en nombre ni en
intensité. Durant ces épisodes, le sentiment d’impuissance prend
souvent le dessus. Les attentats du 11 septembre 2001 par exemple
incarnent le type même d’événement qui nous interpelle sur notre
incapacité d’anticipation et sur l’accumulation des fragilités et
des ignorances qui ont rendu ces actes possibles . D’autres
événements tout aussi dramatiques persistent à semer le doute sur
nos compétences de prévention et de gestion : les récentes
catastrophes climatiques (la canicule d’août 2003, la tempête de
décembre 1999, les épisodes d’inondations annuelles…), les grandes
crises sanitaires (le sang contaminé, la dioxine, l’amiante…), les
faillites d’empires financiers américains puis européens, les
accidents industriels majeurs (AZF, l’Erika, le Prestige…) etc.
Autant d’événements qui secouent régulièrement l’actualité des
entreprises et des sphères économiques et politiques et laissent
fréquemment une impression de rien ne va plus en décalage avec les
efforts de préparation pourtant régulièrement affichés par les
organisations en cause. La gestion de crise telle qu’elle se
pratique actuellement trouve rapidement ses limites face à des
événements de cette nature. Tant du point de vue de
l’anticipation, de la prévention que du pilotage, les dirigeants
se trouveront certainement de plus en plus désemparés au regard de
ces événements hors normes.
Pour répondre à ces difficultés la gestion de crise doit
déplacer son centre d’inertie et chercher des réponses au-delà du
foyer ardent de l’événement. Les sources du questionnement et des
solutions se trouvent à la fois dans un meilleur discernement des
terrains de crise qui, en amont de l’événement, prépare des
terreaux favorables à l’apparition de crises majeures puis dans
une prise en charge approfondie de l’apprentissage post-crise ou
de ce qu’il convient d’appeler le retour d’expérience. Telles sont
les pistes d’un renouvellement de la gestion de crise que je
souhaite exposer ici.
1. La gestion de crise : les bases du renouveau
Dans le domaine de la gestion de crise plusieurs évolutions ont
eu lieu, toutes marquées par la même intention : comprendre
pourquoi il est si difficile d’anticiper les crises, d’engager des
efforts de prévention en rapport direct avec le réel et si
complexe de reprendre la main dans le maelstrom d’une crise. Sur
ces questions il existe deux écoles. La première suggère qu’on est
encore loin d’une prise de conscience opérationnelle. Les experts
constatent ainsi que les pratiques de gestion de crise se limitent
la plupart du temps à des manuels de crise, des procédures
d’urgences, une cellule de crise, quelques exercices de simulation
et du média training . En outre ils soulignent que la
sensibilisation des équipes dirigeantes nécessite encore des
efforts pour donner à la gestion de crise une vraie légitimité. La
conclusion est donc qu’il faut en faire plus afin d’instiller une
sensibilité plus aigue parmi les dirigeants, les relais
fonctionnels et les opérationnels. Sur la base de ces
recommandations les outils, les simulations, les exercices et
surtout les artefacts de communication de crise continuent de se
multiplier et de s’affiner .
Une autre école suggère plutôt que les crises ont changé. Les
crises d’aujourd’hui ne sont pas celles d’hier et les pratiques en
cours dans les entreprises relèvent encore des crises de la
première génération provoquant une inadaptation et un dépassement
fréquent des outils traditionnels : analyses de risque, plans de
gestion de crise, cellules de crise etc. Pour ces experts les
crises prennent la forme de ruptures d’équilibres et de logiques
dominantes. C’est ce en quoi elles surprennent les cercles
dirigeants et sèment le chaos, l’incertitude et l’impuissance. Les
crises se nichent dans les failles intellectuelles ou sur des
versants de notre société que l’on pensait avoir maîtrisés. Face à
ces évolutions de fond l’anticipation telle qu’on l’entendait
jusqu’alors est inopérante et les équipes sont vite dépassées. Il
en résulte une suspicion croissante des citoyens envers les
cercles responsables et la sensation d’une rupture permanente du
contrat social entre les citoyens, l’état et les entreprises.
L’affaire du sang contaminé ou la vache folle illustrent ces
formes de crise qui bouleversent les certitudes et les croyances
et mettent les principales autorités dans une position
d’illégitimité croissante vis-à-vis des citoyens ou des clients
auxquels elles s’adressent.
Bien que convaincantes sous plusieurs aspects, ces deux écoles
ne répondent pas entièrement aux enjeux cruciaux qu’elles
soulèvent. Elles restent centrées sur une approche événementielle
de la crise et, partant de constats différents, s’attachent à
aider les entreprises à reprendre le contrôle sur des événements
par définition insaisissables. Il s’agit de modeler des réflexes
avec, en point de mire, un événement redouté hypothétique que les
modèles de prévision savent de moins en moins prédire et que les
pratiques de gestion de crise sont de moins en moins aptes à
contrôler. Elles conduisent ainsi, soit à raffiner des pratiques
existantes, soit à interpeller les dirigeants sur une refondation
de leur modalité de penser la crise pour se mettre en position de
mieux les anticiper et ne plus compter seulement sur l’arsenal de
pratiques en vogue. Restant persuadé de la contribution de ces
deux points de vue, je pense que l’une des impasses de cette
réflexion depuis 15 ans est d’avoir considéré les crises comme le
point de départ d’une action exceptionnelle alors qu’elles doivent
être vues aussi comme le point d’arrivée d’un long processus de
déstabilisation.
Il est toujours frappant de constater que lorsque la crise est
passée, la question récurrente que chacun se pose est
systématiquement la même : « Comment en est-on arrivé là ? ».
Derrière cette question pointent souvent deux états d’âme opposés
: une incompréhension sur les raisons qui ont conduit à la
situation et l’intuition coupable qu’on aurait pu voir venir les
choses. Selon que la réponse est guidée par l’un ou l’autre de ces
sentiments, les leçons de la crise sont très différentes. Dans le
premier cas on cherche bien souvent à identifier des causes qui
nous disculpent; dans le deuxième cas on se pose sincèrement la
question de notre part de responsabilité dans la survenue de
l’événement. Mais sommes-nous réellement en position d’opter pour
la deuxième solution et de reconnaître que dans chaque crise, il y
a le reflet d’un déséquilibre organisationnel devenu subitement
intolérable ?
Nous sommes ici au coeur de ce que doit devenir la gestion de
crise dans les années qui viennent : aider les dirigeants à
discerner les terrains de crise avant qu’un événement ne vienne
mettre à mal l’équilibre ou la pérennité de leur entreprise. Il
s’agit donc de proposer aux dirigeants des grilles de lecture et
un accompagnement rénové pour les aider à lever le voile sur les
fragilités qui préparent les grandes défaillances. Mes
observations et mon expérience m’ont conduit à relativiser
l’importance prise par la partie visible de la crise et à saisir
progressivement l’importance des coulisses. J’en ai conclu
qu’au-delà de ce que l’on dit dans la presse sur telle ou telle
organisation aux prises avec une situation difficile, les crises
ne se nichent pas inexorablement dans des failles inexplorées ni
même dans des eaux sombres d’une organisation ou de son
environnement. Partir de ce principe condamne les dirigeants à
l’impuissance tant ces terres inexplorées échappent souvent aux
tentatives d’exploration. Les crises trouvent leur source au cœur
des déséquilibres de l’organisation elle-même. Elles sont une
fenêtre qui s’ouvre sur les vulnérabilités de l’entreprise. En
tant que telle elles sont précieuses pour progresser.
Bien que surprenante, cette perspective de la crise nécessite
la mise point de trois principes qui fondent notre approche :
- Tout développement, tout progrès et toute croissance génère
ses propres vulnérabilités. En ce sens, la crise est inhérente à
tout mouvement de croissance et de développement. De ce point de
vue elle n’est jamais exceptionnelle mais témoigne d’un stade de
développement au-delà duquel l’entreprise ne peut plus continuer
sur les mêmes bases que celles qui l’ont portée jusqu’alors.
- Les crises prolifèrent et ne se propagent que sur des
terreaux fertils. Elles sont l’aboutissement d’un processus
d’accumulation de vulnérabilités qu’on laisse s’installer : ce
sont les terrains de crise. Se concentrer sur l’événement
déclencheur est une impasse tant celui-ci est inattendu,
imprévisible, insaisissable et multiforme. Les approches
traditionnelles de la gestion de crise centrées sur le pic
tangible ne débouchent que sur la mise sur pied de dispositifs de
prise en charge de la surprise sans garantie de contrôle et de
maîtrise.
- L’évolution et l’intensification des terrains de crise ne se
font qu’au prix d’une ignorance croissante sur l’évolution des
fragilités et des déséquilibres. Plus les dysfonctionnements et
les vulnérabilités s’installent et plus l’ignorance s’épaissit. La
vulnérabilité d’une entreprise ne réside pas tant dans ses
fragilités réelles que dans l’ignorance sur ses fragilités.
L’équation posée, la crise c’est l’accident + la
déstabilisation, doit donc être complétée par son corollaire : la
crise c’est un terrain de crise + l’ignorance. Cette nouvelle
équation nous éloigne du noeud de la crise et de sa contingence et
nous rapproche des conditions qui rendent une crise possible.
La notion de terrain de crise n’est pas nouvelle. Elle
s’apparente à ce que les cyndiniques (La science du danger)
appellent l’espace du danger, concept proche, servant à décrire la
dégradation d’un système propice au développement des accidents.
La nouveauté de notre propos réside essentiellement dans l’analyse
d’une notion conjointe et essentielle : l’ignorance managériale.
Cette notion telle que nous l’utilisons n’a rien d’un phénomène
intentionnel au départ. Il ne s’agit en aucun cas de blâmer les
managers ou les dirigeants pour leur ignorance mais de souligner
que l’émergence des terrains de crise n’est pas inexorable en tant
que tel. Nous manquons simplement des repères nécessaires à leur
détection. Constater l’existence d’un terrain de crise est une
chose, constater que les dirigeants restent souvent aveugles à
leur émergence en est une autre. Or un terrain de crise n’existe
que parce qu’il n’est pas vu sans quoi les altérations qui
entretiennent sa progression seraient corrigées la plupart du
temps avant qu’une crise ne vienne bouleverser l’entreprise. Or si
les crises continuent à proliférer c’est précisément parce que des
terrains de crise existent et qu’on les laisse se propager
librement. La gestion de crise devrait donc se donner comme
objectif d’aider les dirigeants à actionner deux leviers :
l’identification des terrains de crise et la prise de conscience
des mécanismes d’ignorance qui freinent cette identification.
La première piste est déjà en cours d’exploitation au sein des
communautés de chercheurs, d’experts et de consultants. Les
recherches et les pratiques de veille ou d’intelligence par
exemple ont justement pour vocation de fournir aux organisations
des méthodes destinées à étendre le champ de leurs investigations
et surtout d’amplifier l’horizon de leur attention. La plupart du
temps elles se donnent comme objet de permettre aux organisations
d’identifier des signaux faibles de rupture ou de changement et ce
très en amont d’événements redoutés particuliers. Plusieurs
initiatives allant dans ce sens existent déjà dans les
entreprises. L’observatoire de l’Air du Temps au sein d’EDF en est
un exemple.
L’enjeu que doivent relever ces méthodes n’est pas moindre. Il
s’agit d’anticiper des sources de risque potentielles sans cible
précise d’investigation. On cherche mais sans savoir où chercher.
Comme l’explique un responsable de la gestion de crise au sein
d’un grand groupe bancaire français : « Il ne s’agit pas de
chercher mais d’écouter. ». La recherche cède la pas à l’écoute
active des sphères de l’environnement proche et éloigné de
l’entreprise et fournit des éléments sur les tendances de fond qui
préfigurent les ruptures et les crises à venir. Bien sûr les
risques de surestimation ou de sous-estimation des signaux restent
présents et la matière première de la réflexion demeure instable
et mouvante. Les entreprises hésitent donc parfois à investir des
ressources dans ces dispositifs tant les résultats auxquels on
aboutit restent incertains et relèvent pour certains d’un pari sur
l’avenir. Lorsque ces dispositifs existent c’est parfois le doute
et la suspicion qui fauchent leurs initiatives.
Le deuxième levier, l’ignorance managériale, est encore une
terre inculte. Peu d’auteurs et d’entreprises se sont réellement
intéressés à ce sujet. Plusieurs raisons expliquent cette absence
d’intérêt. Si l’on admet l’existence de terrains de crise et donc
d’un « avant » la crise, on admet alors, à demi-mot, sa difficulté
à les voir émerger et l’on reconnaît ainsi une part de
responsabilité dans le développement d’une crise dont nous
dédouanent souvent les approches centrées sur l’événement
déclencheur. Ce cheminement est donc plus complexe à réaliser pour
des managers ou des dirigeants tant il peut parfois s’avérer
douloureux et activer des mécanismes de défense importants. Cette
piste est pourtant utile dans la mesure où elle consiste à
identifier les conditions d’aveuglement des dirigeants et leur
apporter des solutions à la fois organisationnel ET
comportementale pour affûter leur vigilance et réduire
l’installation des terrains de crise au sein de leurs propres
entreprises.
En dehors de ces raisons propres à l’exercice intellectuel
qu’il requiert, cette approche alternative de la gestion de crise
est surtout restée dans l’ombre d’une logique dominante de la
discipline qui conduit aujourd’hui aux principales impasses que
nous avons décrites plus haut. Cette approche dominante érige
l’événement déclencheur comme point de départ de la réflexion sur
la crise.
2. La gestion de crise : la dictature de l’événement
Etrangement la réflexion sur la crise auquelle sont
régulièrement convoqués les cercles dirigeants ne prend pas
forcément les contours auxquels on pourrait s’attendre.
L’interpellation de fond sur le thème de la crise se transforme
plutôt en réflexion sur la forme et la gestion de crise s’inscrit,
comme beaucoup d’autres pratiques, dans la liste très longue des
modes de management culminant aujourd’hui dans une confusion
systématique entre la gestion et la communication de crise. La
gestion de crise a vite pris les contours d’un ensemble d’outils
et de techniques propres à réduire les risques de crise, à réagir
au plus vite en cas de problème et surtout à communiquer. Ce
développement a eu plusieurs conséquences. D’une part les
dirigeants et les managers ont considérablement modifié le sens
qu’ils attribuent à des situations qu’ils ne percevaient pas comme
des crises il y a encore quelques années. Les restructurations
d’entreprises, les décisions de délocalisation, les conflits
sociaux, les mouvements de rapprochement ou encore de fusions
acquisitions sont aujourd’hui souvent gérés comme des situations
de crise c’est-à-dire avec l’appui fréquent d’une cellule de
crise, d’un plan de communication de crise etc. D’une façon
générale, beaucoup de managers voient des situations de crise là
où il y a encore 10 ans, ces mêmes situations relevaient de
situation de gestion d’exception sans pour autant faire appel à
des techniques de management de crise particulières. L’évolution
de la gestion de crise a donc permis d’apporter des réponses
d’exception à des situations d’exception qui, il y a peu, devaient
se contenter de moyens de gestion et de management conventionnels.
D’autre part cette modification des catégories de sens a conduit à
une forme de simplification de la discipline qui progressivement
s’est résumée à quelques réflexes produisant un sentiment
d’immunité en décalage avec la réalité complexe et chaotique des
crises. En somme la gestion de crise entretient plus de certitudes
que de questionnements en s’appuyant sur un ensemble de règles de
management : « agir vite », « être transparent », « communiquer »,
« dire la vérité » etc.
A nos yeux, la gestion de crise emprunte un chemin contraire à
celui qu’elle devrait prendre. La mode de la gestion de crise
dilue les capacités de discernement des managers qui voient des
crises là où il n’y a parfois que des tensions ou des urgences. En
banalisant la crise on perd le nécessaire questionnement auquel
elle nous convie systématiquement. Là où la gestion de crise
nécessite une réflexion et des modes de raisonnement intégrant de
façon subtile les notions d’incertitude, d’ignorance, d’évolution,
de transformation, de sens et de changement progressif et radical,
elle apporte aujourd’hui un laminage du sens de ces situations. Là
où la gestion de crise nous interroge sur les limites de notre
savoir et par conséquent sur le début de notre ignorance, elle
apporte aujourd’hui les clés du cadenas de nos certitudes.
3. De l’événement au processus
Pour sortir de ces impasses et redonner un sens et une juste
place au concept de crise, il convient de lever plusieurs
imprécisions et ambiguïtés reliées au concept lui-même et à sa
définition. Le concept de crise reste essentiellement défini au
regard de ses manifestations extérieures. Comme nous avons déjà eu
l’occasion de le montrer ailleurs , une crise peut être conçue à
la fois comme un événement et un processus. Cette distinction
permet d’en faire ressortir différentes caractéristiques. Vue
comme événement, la crise est souvent définie comme inattendue,
imprévisible et aiguë. Vue comme événement encore elle se définit
en fonction de ses conséquences à la fois sur la pérennité de
l’entreprise, son image, ses hommes, l’intégrité physique et
psychologique etc. La plupart des entreprises se fondent
d’ailleurs souvent sur cette approche pour articuler leur
dispositif de crise. Dans la plupart des manuels de crise que nous
avons compulsés on trouve des définitions proches de ce que nous
venons de mentionner. On rencontre par exemple les définitions
suivantes :
- « situation où la sécurité des clients et du personnel n’est
plus assurée et qui remet en cause la pérennité de l’entreprise. »
(transport de personnes)
- « tout événement ponctuel normalement imprévu ayant un impact
effectif ou ponctuel grave sur le développement où la survie de
l’entreprise, de ses marques ou de ses collaborateurs et
nécessitant une gestion spécifique. » (agro-alimentaire)
- « situation inattendue et déstabilisante dont les
conséquences directes peuvent être dramatiques sur les plans
humain, financier et communicationnel. » (événementiel)
L’angle processuel de la crise permet en revanche de remettre
l’événement déclencheur à sa juste place. Cet angle d’attaque nous
offre une autre perspective et nous incite à voir simplement dans
l’événement le facteur déclencheur d’une dynamique de crise. En
d’autres termes, ce que l’approche événementielle considère comme
la crise, l’approche processuelle n’y voit que l’amplificateur
d’une situation déjà en marche. A ce stade l’événement déclencheur
n’est que la partie la plus visible d’un processus de
déstabilisation commencé depuis longtemps qui s’emballe
brutalement sous l’effet d’un événement particulier. Il existe
donc une progression de la crise dans son intensité et sa
visibilité.
Les approches événementielles et processuelle sont bien entendu
complémentaires. Pour autant la littérature spécialisée s’en est
principalement tenue à développer la première. En fournissant un
moyen d’accès à la crise par ses manifestations extérieures, elle
a l’avantage d’être directement opérationnelle dans la mesure où
elle incite à développer des réflexes et des moyens de réduction
des conséquences de l’événement. Il est incontestable que la crise
vue comme un événement fournit une prise claire pour l’action.
L’approche processuelle a été moins utilisée et moins développée
tant en théorie qu’en pratique. Les entreprises reconnaissent
parfois que les crises naissent d’une certaine dynamique amont
mais sont loins d’en mesurer la portée en matière de management
préférant ainsi s’attaquer au feu dès lors qu’il est déjà dans la
demeure.
En dehors de ces confusions, l’existence d’un « avant » la
crise pose aussi problème. Cet « avant » est par définition
invisible tant que la crise n’a pas eu lieu. Or en matière de
crise, le processus devient visible au moment où un événement
génère la déstabilisation irréversible. S’intéresser à « l’ avant
» pose évidemment des problèmes méthodologiques tant on risque de
nous suspecter de rationalisation a posteriori si, en connaissant
le résultat final, on attribue ce résultat à des événements
précurseurs dont on ne savait pas, lorsqu’ils se sont produits,
s’ils annonçaient une crise ou non. Pour autant que cette
objection soit vraie, nous empêche t-elle d’utiliser l’expérience
des crises pour rehausser notre niveau d’attention et décoder
certains événements comme les signes gratuits de certaines de nos
vulnérabilités auxquels il convient de porter attention si l’on ne
veut pas fragiliser plus encore notre organisation ? Les
recherches ont établi que les crise étaient fréquemment précédée
de signes avant-coureurs. Néanmoins les signes avant-coureurs ne
présagent pas obligatoirement d’une crise. Ainsi lorsqu’un homme
meurt d’un cancer du poumon on attribue généralement son décès à
une surconsommation de tabac et à une série de troubles
respiratoires qu’il a pu présenter avant sa mort et qui
présageaient d’un terrain favorable à la maladie. On sait par
ailleurs que tous les sur consommateurs de tabac ne développeront
pas un cancer du poumon. Ainsi lorsque des enquêtes sont conduites
suite à des crises majeures, on met sans cesse en avant les
nombreux dysfonctionnements ayant semé un terrain favorable au
développement de la crise. En connaissant le résultat il est plus
aisé d’en attribuer des causes. En revanche lorsque l’on se trouve
aux prises avec des dysfonctionnements ou des déséquilibres au
sein d’une organisation rien ne permet de dire qu’ils sont
annonciateurs d’une crise mais ils servent d’alerte. C’est à ce
titre qu’ils sont précieux pour déminer les terrains de crise. Le
principe consiste donc à identifier les fragilités et les
vulnérabilités de l’entreprise pour réduire son potentiel
d’exposition. Or l’expérience et nos recherches précédentes
semblent nous indiquer que la vulnérabilité d’une entreprise ne
réside pas tant dans ses fragilités réelles que dans son ignorance
sur ses fragilités.
L’approche processuelle s’intéresse donc essentiellement à la
partie sous-terraine de la crise, à ce que nous pourrions appeler
son anti-chambre. C’est d’ailleurs là que se situe l’un des enjeux
majeurs de cette perspective car s’intéresser à l’ « avant » d’une
crise implique la reconnaissance d’une part de responsabilité dans
son occurrence. L’approche événementielle de la crise cohabite
souvent avec le fatalisme ou la victimisation en suggérant
d’ailleurs que les événements sont indépendants de notre volonté
souvent parce qu’ils proviennent de l’extérieur. La mort du
dirigeant d’une PME par exemple peut la précipiter dans une crise
grave. Selon une vision événementielle on peut toujours avancer
que cette crise relève de la fatalité - le décès du dirigeant - et
que les employés, qui voient leur entreprise faire faillite faute
de relève ou de repreneur crédible, en sont les principales
victimes. En adoptant une perspective processuelle on comprend
très vite que le décès du dirigeant ne fait que précipiter une
fragilité déjà en place. Un diagnostic approfondi peut nous faire
comprendre qu’il s’agissait d’une entreprise très centralisée qui
reposait entièrement sur la personne du patron. Cette omniprésence
du patron, phénomène par ailleurs courant dans les PME,
expliquerait peut-être que le dirigeant, en accumulant l’ensemble
des tâches, ait contribué à fragiliser sa santé d’une part mais
aussi l’ensemble de son entreprise. La centralisation a
certainement permis à l’entreprise de survivre et de se développer
grâce aux compétences du dirigeant et de son implication corps et
âme mais a également généré plusieurs dysfonctionnements et
vulnérabilités tels que des blocages, des lenteurs, des excès
d’autorité, des départs de collaborateurs performants, des
conflits et surtout peu de diffusion de savoir-faire et de
compétences. Autant d’éléments présents avant la crise qui
expliquent en quoi le décès du patron précipite l’entreprise dans
le gouffre. Dès lors dans ce contexte, le décès du dirigeant n’est
pas la crise. Il met brutalement l’entreprise face à ses
déséquilibres, à son excès de dépendance ou chacun trouvait son
compte et que chacun contribuait de fait à entretenir. C’est bel
et bien ce système de dépendance satisfaisant auto-entretenu qui
constitue le terrain de crise. La mort du patron prend une
tournure dramatique pour cette raison précise. Dès lors s’agit-il
d’attribuer les difficultés qui s’en sont suivies au décès du
dirigeant ou à la situation de dépendance ? Dans le premier cas,
l’explication ne fournit aucune solution car on ne peut rien face
à la mort du patron. Dans l’autre les leviers d’action sont déjà
plus nombreux et viseront à réajuster l’excessif état de
dépendance présent au sein de cette société si la situation le
permet encore.
L’approche événementielle met donc les managers et les
dirigeants dans une position de victime. Elle favorise ainsi la
recherche de boucs émissaires ou facilite la projection de
responsabilités multiples sur divers acteurs. Tant que la position
de victime ou de fatalité n’est pas dépassée, il n’y pas de moyen
de reconnaître une quelconque responsabilité interne à ce qui
s’est produit et donc aucun moyen d’agir. Dans notre exemple de la
PME, le pire pour cette entreprise serait de se trouver un nouveau
leader qui redresse l’entreprise et se mette à nouveau dans une
position centrale. Dans ce cas on solutionne la crise à court
terme en partant de ce que l’événement déclencheur nous suggère
comme solution - retrouver un patron- mais on laisse vierge le
terrain de crise qui a précisément conduit aux principaux
déséquilibres pire encore on le reproduit.
Dans cet exemple deux processus conjoints sont en marche. Le
premier est celui d’une accumulation de dysfonctionnements et de
fragilités qui se mettent en place jusqu’au point de créer une
forme de dépendance satisfaisante pour chacun. C’est le terrain de
crise. Le deuxième est l’installation d’un voile d’ignorance sur
cet état fragilisé et qui va en s’épaississant. Il s’agit d’un
aveuglement croissant sur la présence d’un symptôme de dépendance
satisfaisante entretenu et nourri par le terrain de crise lui même
qui confine au déni lorsqu’il s’agit d’attribuer la crise de cette
PME à la fatalité (la mort du dirigeant). L’approche processuelle
permet donc de réorienter la gestion de crise dans le sens d’une
reprise de responsabilité et donc de contrôle sur les événements.
Elle donne l’opportunité aux dirigeants de voir en quoi la crise
et ce qui la précède peut donner des indications précieuses sur
l’état de leur entreprise et mieux encore de voir des terrains de
crise se profiler.
L’approche processuelle fournit un éclairage nouveau sur
l’enracinement des terrains de crise. De ce point de vue
l’événement déclencheur, s’il n’en reste pas moins crucial dans la
dynamique de la crise, perd de l’importance. Il n’y a plus de
raison de confondre crise et événement déclencheur, ni d’associer
l’ampleur d’une crise à l’ampleur de l’événement déclencheur. Ce
que nous appelons généralement des crises majeures ne sont pas
nécessairement issues d’événements déclencheurs majeurs. C’est le
terrain sur lequel elle prend racine qui donnera à la situation
une tournure de crise ou non.
3. Terrains de crise et ignorance
Le terrain des crises se dessinent petit à petit selon un
logique d’interstices. Ils résultent de la somme d’interstices
insignifiants que les organisations laissent s’accumuler au cours
de leur évolution. Ces interstices sont comme des zones non
couvertes par la vigilance de l’entreprise, des managers ou des
dirigeants. Ils sont des espaces vides propices aux développements
de dysfonctionnements, d’anomalies, d’inattention, de négligences
ou d’erreurs. Ces espaces vides ne sont pas nécessairement
invisibles mais sont plutôt considérés comme des zones franches
sans importance au regard des priorités de l’entreprise. Dans un
autre ouvrage nous avions présenté un modèle appelé trivialement
le modèle des trous de gruyère. Le principe consistait à montrer
que chaque composante d’une organisation à forte intensité
technologique (technologie, facteur humain, process et procédure)
génère des interstices inévitables qui débouchent pour certains
sur des dysfonctionnements ou des grippages. Pris isolément chacun
de ces dysfonctionnements ne pose pas de problèmes. Nous savons
tous que la technologie ne fonctionne pas toujours de façon fluide
et continue. Le raisonnement est le même pour la mise en œuvre des
procédures qui contiennent chacune leur limite. Nombreuses sont
les études et les recherches en sociologie qui soulignent
l’arrangement et les raccourcis de procédures auxquels ont recours
les hommes pour les rendre opérationnelles. Les hommes eux-mêmes
sont imprévisibles dans leur comportement et leur décision. Pour
chacun de ces piliers, les limites sont partiellement
identifiables voire réajustables mais l’accident ne se produit que
lorsque ces trous se superposent brutalement sous l’effet d’un
événement spécifique.
C’est ce en quoi les crises naissent principalement dans les
interstices laissés volontairement ou involontairement par
l’organisation. Identifier l’apparition de ces trous pour tracer
la fragilisation devient une clé de la gestion des crises dans sa
phase la plus préventive et la plus quotidienne. Dans un système
de sécurité par exemple, on sait que les portes doivent rester
fermées pour garantir un confinement permanent en cas d’incendie.
Lorsqu’une porte reste ouverte c’est un interstice qui se crée. Si
par ailleurs les inspections des extincteurs ne sont pas à jour un
autre interstices se crée et génère un potentiel d’incendie plus
important qu’il ne le serait si ces vides étaient comblés. Parler
d’interstices ou d’accumulation de dysfonctionnements n’est pas
suffisant pour rendre compte de la notion de terrain de crise. La
question est plutôt celle de savoir pourquoi ces espaces
s’élargissent jusqu’à provoquer une crise. Ici nous touchons à ce
nous appelons l’ignorance managériale.
Le célèbre professeur américain de Harvard, Chris Argyris, a
souvent souligné à quel point nous étions compétents à demeurer
incompétent et à rendre cette incompétence indiscutable. Par cette
provocation il cherchait à montrer à quel point les dirigeants
même les plus brillants pêchaient par difficulté à apprendre et
semaient les conditions nécessaires au non-apprentissage dans leur
entreprise. A vrai dire plusieurs raisons sans liaison avec les
dirigeants peuvent expliquer cette incapacité à voir venir les
terrains de crise. En réalité l’inattention sur les interstices
n’est pas toujours liée à l’incapacité de voir venir. Souvent même
lorsque ces interstices sont visibles et connus, les dirigeants
persistent à faire comme s’ils n’existaient pas ou comme s’ils ne
revêtaient pas d’importance à leurs yeux.
Acclimatation et normalisation
Le phénomène d’acclimatation joue un rôle critique dans
l’installation des terrains de crise. Une porte reste ouverte
parce que l’on prend l’habitude de la voir ouverte puis d’autres
vont rester ouvertes par la force de l’habitude. La plupart du
temps ce qui rend invisible l’interstice n’est pas tant
l’interstice lui-même mais l’acclimatation progressive à cette
imperfection. Si on anticipe sa présence on trouvera alors
d’autant plus normal de la voir se reproduire. Dans leur étude sur
l’accident de la navette spatiale Challenger, Starbuck et Miliken
décrivent à quel point les équipes d’ingénieurs anticipaient
tellement la survenue des ruptures de joints lors des séances
d’essai qu’ils ne considéraient plus les ruptures de joints comme
des dangers réels. Or c’est la rupture de ces fameux joints qui
fut la cause technique principale de l’explosion de la navette en
janvier 1986. Plus les imperfections et les interstices
s’installent, plus ils deviennent courants et communs dans
l’organisation et plus on s’attend à les voir se produire. Ce qui
relève d’une anormalité au départ s’inscrit alors progressivement
dans la normalité. L’invisibilité des interstices est donc
relative et repose principalement sur le degré de tolérance qui
s’élève au fur et à mesure que les imperfections s’installent. Les
travaux de Pauchant et Mitroff sur l’incendie de Hinsdale illustre
une autre facette de ce phénomène. Un central téléphonique de la
région de Chicago brûle entièrement et laisse un vaste réseau
d’entreprises sans téléphone pendant 3 à 5 jours. A l’issue de
cette crise, un retour d’expérience animé par les auteurs est
réalisé et pointe essentiellement à quel point la dépendance des
entreprise vis-à-vis de technologies banalisées (ici le téléphone)
ont amenuisé leur vigilance. L’expression, reprise par les
auteurs, d’un cadre de l’une des entreprises touchées, nous ramène
au cœur de la problématique de l’acclimatation et de la
normalisation : « Le téléphone est une technologie tellement
évidente que nous avons réalisé brutalement que la tonalité ne
venait pas du ciel. ». L’évidence nous laisse à penser à une
éternelle disponibilité des ressources auquel nous avons accès à
tel point qu’elle en rend invisible sa provenance, les systèmes et
les organisations qui rendent sa présence possible.
Le régime d’urgence
Outre le phénomène d’acclimatation et de normalisation de
l’imperfection le régime d’urgence généralisé dans lequel
fonctionnent toutes les entreprises explique également à quel
point la tension du temps conduit à une absorption de l’attention
des managers et des dirigeants sur des priorités à court terme. La
tension permanente du temps lamine également tous les tampons et
les marges de manœuvre. La prise de recul sur les événements
disparaît au profit d’une absorption permanente des énergies et
des champs d’attention agissant comme des trous noirs au sein des
organisations. L’invasion des technologies dites du temps réel
comme les téléphones portables, les réseaux informatique ou les
systèmes d’information intégrés attise plus encore ce régime
d’urgence en resserrant les interactions et les couplages entre
des composantes auparavant éloignées au sein des grandes
organisations. Ces technologies faites pour gagner du temps
offrent donc des contextes où des couplages étroits d’activité
installent d’emblée un contexte d’urgence latent, en gommant les
marges de manœuvres temporelles des acteurs. Elles soumettent
aussi les systèmes à des dynamiques et des comportements
inattendus et parfois incompréhensibles aux yeux de ces acteurs.
Le décalage temporel qui s’installe entre les temps de décision
humain et le temps technologique nécessite la mise sur pied d’une
organisation apte à réduire ce décalage, ou plutôt à réduire au
maximum les situations dans lesquelles les hommes devront
intervenir. Cette omniprésence technologique s’accompagne
fréquemment d’une plus grande formalisation des fonctionnements
organisationnels notamment via la mise en place de procédures de
toutes sortes, destinées à systématiser et standardiser les
comportements face à la technologie. Les comportements humains,
les rythmes, les temps et les séquences d’action sont ainsi dictés
par des routines opérationnelles, destinées à ce que les acteurs
ne perdent pas de temps à adopter le bon comportement au moment du
traitement d’une urgence car la complexité et le couplage étroit
ne supportent pas des temps de réaction trop longs. Pourtant,
cette masse de procédures peut être à la source d’erreurs fatales
dans la mesure où elle fragmente les tâches et les fenêtres
temporelles des individus devant administrer et exploiter ces
systèmes. L’ensemble de ces caractéristiques place les acteurs
dans des climats parfois insoutenables. Les degrés d’urgence
perçus sont tels qu’ils concourent à paralyser la compréhension et
l’action et contribuent plus à fragiliser le système qu’à le
fiabiliser.
La simplification
Acclimatation, normalisation et urgence généralisée facilitent
aussi l’apparition de formes de simplification managériale et
organisationnelle conduisant au verrouillage des comportements et
des décisions. Les mécanismes garantissant le succès ou la
performance de l’entreprise sont verrouillés pour garantir une
reproduction de ce succès. Plus le succès se représente plus les
mécanismes liés à ce succès seront simplifiés encore. En
cadenassant les mécanismes du succès on verrouille l’attention
managériale sur ces mécanismes ainsi que les déséquilibres
inhérents à cette forme d’organisation. La simplification de
l’organisation et des mécanismes d’attention nourrit
considérablement l’ignorance managériale sur les terrains de
crise. Ainsi le mode de l’urgence alors qu’il devrait précisément
aiguiser l’attention et la vigilance a paradoxalement tendance à
réduire cette capacité et à mettre l’organisation en mode défense
c’est-à-dire en position de réagir aux incidents. Pour fonctionner
sur le mode de l’urgence les individus ont nécessité de
considérablement simplifier les mécanismes de construction du
sens, par exemple en élargissant ce qui rentre dans la catégorie
du risque ou de la crise. Si tout devient risque ou crise alors
plus rien n’est risque ou crise. Les outils de gestion associés
aux modes de management ont d’ailleurs souvent tendance à fournir
de nouvelles catégories d’interprétation prêtes à l’emploi.
N’ayant plus le temps de l’analyse ou du discernement, les
managers se trouvent souvent en position de pré-attribuer des
causes ou du sens à des phénomènes qui pourtant sont loins d’être
aussi simples que ce que leur interprétation peut leur laisser
penser. Ces pré-attributions de sens sont aussi souvent dictées
par les priorités que l’on a assignées à ces mêmes managers. Les
mécanismes de construction du sens sont donc affectées par la
simplification. La simplification du sens attribué aux situations
réduit le spectre d’attention et d’interprétation et contribue
ainsi à épaissir le voile d’ignorance.
4. Les phases du développement des crises
Jusqu’à présent l’installation des terrains de crise et
l’ignorance managériale ont été expliqués dans leurs grandes
lignes. Ces deux phénomènes obéissent pourtant à différents stades
d’évolution. Si la vision événementielle de la crise insiste sur
la contraction brutale des temps de décision et d’action, la
vision processuelle exige au contraire que nous nous placions sur
des périodes plus longues et que nous traçions la crise sur des
plages de temps étendues. Alors que l’approche événementielle
insiste sur l’accélération, nous insistons sur le temps non comme
facteur d’impuissance à décider mais plutôt comme facteur de
dilution de l’attention managériale. Cette dilution se manifeste
sur deux versants :
- l’accélération des rythmes organisationnels – le régime
d’urgence généralisé que nous venons de décrire – qui réduit les
possibilités de prises de recul et focalise l’attention et les
priorités sur ce qui paraît urgent;
- l’existence d’une généalogie de la crise qui prend ses
racines dans des interstices dont les origines peuvent remonter
très loin dans le temps et l’histoire de l’entreprise. En ce sens
l’attention est comme anesthésiée par l’inertie temporelle du
terrain de crise.
Il convient donc de distinguer des phases dans la production
des terrains de crise. A chacune de ces étapes l’ignorance
managériale ne se manifeste pas de la même manière selon que les
interstices sont visibles ou que l’on s’approche des points de
rupture. C’est pourquoi il est important d’expliciter l’évolution
des terrains de crise conjointement à celle de l’ignorance
managériale pour comprendre à quel point ces deux mécaniques
s’entretiennent mutuellement. D’une façon générale plus les
déséquilibres s’intensifient plus l’ignorance sur ces
déséquilibres s’accentue. Même au cœur de la crise, l’aveuglement
persiste et brouille fréquemment la lucidité des dirigeants. Tout
se passe comme si le scénario de fragilisation s’accompagnait
d’une couche de cécité croissante alors que l’on se dirige
lentement vers la crise. Nous le répétons lorsque nous parlons
d’ignorance il ne s’agit pas de décrire un phénomène intentionnel
et conscient. Nous parlons plutôt d’un mécanisme naturel dont nous
sommes, individus, les principales victimes car nous développons
tous des mécanismes de défense pour nous protéger de certaines
réalités menaçantes. Nous savons par exemple que les données
psychologiquement difficiles à admettre se dérobent à la vue ou
que l’on ne voit que ce dont on a dejà fait l’expérience. En somme
on ne réalise bien souvent que lorsqu’une crise survient, principe
qui donne à la crise une portée bien plus importante que celle
qu’on lui attribue le plus souvent : celle de nous ouvrir les yeux
sur nos propres aveuglements.
Phase n°1 : Les anomalies et l’inattention – agir sans voir
La première étape se profile souvent discrètement à l’intérieur
de l’organisation. A ce stade les signes de fragilité sont
invisibles car ils n’entrent pas encore dans le champ d’attention
des dirigeants. Dans cette phase c’est une porte qui reste ouverte
mais que personne ne remarque parce que l’importance de laisser la
porte fermée ne rentre pas dans le champ d’attention des managers
ou tout simplement parce que la culture de l’entreprise rend
tolérable le fait qu’une porte reste ouverte. Dans l’exemple du
naufrage du Herald of Free Enterprise (Mars 1987), le soir où le
navire s’est retourné, les portes d’embarquement étaient restées
ouvertes et ont permis à l’eau qui montait vite de pénétrer
rapidement dans les cales du bateau. Cependant personne, pas même
le capitaine, n’était choqué par ces portes ouvertes tant il était
dans les mœurs des marins de laisser les portes ouvertes pendant
la traversée pour aérer les cales du navire de tous les gaz
d’échappement des véhicules qui venaient d’embarquer. Les durées
de traversées souvent courtes achevaient de convaincre les
équipages de l’inutilité de fermer ces portes. On retrouve ici le
phénomène d’acclimatation et de normalisation dont nous parlions
plus haut. Autre facteur intéressant la tension imposée par les
temps de rotation des navires entre Douvres et Zeebrugge
n’autorisait que très peu de marge de manoeuvre. En évitant de
fermer les portes on gagnait ainsi du temps sur les manœuvre et
sur le départ du port. L’urgence des manœuvres concentrait
l’attention des managers plus sur les priorités de remplissage des
navires et de rotation que sur le respect des manœuvres de
sécurité. A l’époque le spectre de la concurrence du Tunnel sous
la Manche entretenait plus encore la volonté des dirigeants des
compagnies de car-ferry de faire vite pour soutenir la
comparaison.
En somme la vision tronquée des managers de la maison-mère
Townsend Thoresen, du capitaine et des marins a permis que les
portes des cales d’embarquement restent ouvertes. Ces anomalies
sont tellement normales qu’elles en deviennent invisibles surtout
parce que l’on anticipe leur répétition systématique. A ce stade
ces petits vides organisationnels n’ont pas d’effets
dysfonctionnant ou ne perturbent en rien le fonctionnement normal
de l’organisation et du navire. Ils sont même nécessaires au bon
fonctionnement de l’organisation. Il existe dans cette étape comme
un désordre tacite négocié dans lequel chacun se retrouve et
servant partiellement les intérêts de chaque partie. Dans
l’exemple du HFE, maintenir les portes d’embarquement ouvertes est
une façon pour le capitaine de faciliter les manœuvres au port,
pour les équipes en cale de garantir un environnement de travail
plus agréable et pour les dirigeants d’accélérer les temps de
rotation pour soutenir la pression concurrentielle du tunnel etc.
Aucune partie n’a donc intérêt à remettre en cause cette anomalie
tant elle sert des intérêts variés. Il est parfois frappant de
constater à quel point ces dysfonctionnements peuvent être conçus
dans une poussée extrême de sens, comme les conditions de la
réussite et de l’efficacité d’un système. Dans cette première
étape, les mécanismes d’ignorance se résument essentiellement à la
normalisation des imperfections vue comme les conditions de la
réussite et comme un état d’équilibre satisfaisant pour tous.
Etape n°2 : Les déséquilibres et l’attribution – Voir sans Agir
Dans cette deuxième étape, les anomalies décrites ci-dessus
vont se répéter, s’amplifier voire se combiner et laisser la place
à des déséquilibres plus saillants. A ce stade on ne plus ne plus
voir l’installation des déséquilibres tant l’organisation ou une
partie de l’organisation peut être parfois perturbée. En ce sens,
les managers ne peuvent plus rester dans l’ignorance
caractéristique et normale de la première étape. Dans cette
deuxième phase, les déséquilibres se traduisent souvent par des
incidents ou des presque accidents : conflits individuels, rumeurs
persistantes, débrayage, articles dans la presse, titre chahuté,
augmentation des plaintes clients, perte de contrats
significatifs, problèmes récurrents de qualité, turn-over plus
important etc. Dans le domaine du social un appel à un débrayage
court peut constituer un incident perturbant le fonctionnement de
l’organisation et s’avérer le précurseur éventuel d’un conflit
plus lourd. A ce stade ces déséquilibres restent contrôlables. Les
dirigeants sont donc en position de voir les déséquilibres mais
n’agissent pas à proprement parler sur ces déséquilibres ou tout
du moins sur les causes de ces déséquilibres. Dans une usine de
production de produits alimentaires surgelés, on remarque en
sortie de ligne des traces récurrentes de limaille de fer sur
plusieurs produits. La recherche de causes conduit les équipes
techniques à remarquer que cette limaille est produite par le
frottement d’une courroie mal réglée sur un roulement en métal. La
décision est prise de changer la courroie. Pourtant une analyse un
peu plus poussée aurait conduit le dirigeant de l’entreprise à
comprendre que ce défaut technique trouvait sa source dans un
conflit latent au sein des équipes de maintenance qui, par
négligence volontaire, avaient laissé cette courroie en place
alors qu’ils auraient dû la changer plus tôt.
Dans cette deuxième étape, les déséquilibres restent peu
agissants et sans réels impact sur l’organisation si ce n’est la
montée d’un malaise local mal identifié et mal cerné. Là encore
plusieurs portes de sortie existent pour ne pas s’attaquer
directement au malaise. Parmi elles l’attribution et la
projection. L’attribution est un mécanismes que nous utilisons
tous pour expliquer le monde en attribuant ses manifestations à
des causes dont le pouvoir explicatif nous satisfait. Les théories
de l’attribution en psychologie permettent ainsi de comprendre en
partie comment nous donnons sens à notre environnement. Dans cette
étape l’attribution permet aux managers d’expliquer le malaise et
les déséquilibres persistants en l’attribuant à des causes
extérieures ou plus précisément à des causes sur lesquels ils
n’ont aucune influence. Lors de l’épisode de canicule qui a touché
la France en août 2003, dans les premiers jours de la vague de
chaleur, les autorités sanitaires on attribué toute une série de
phénomènes anormaux : surcharge des urgences, nombre croissant de
décès de personnes âgées…à la réorganisation des 35 heures
combinée aux départ en congé du mois d’août. Même si cette cause
constitue un élément d’explication plausible, elle n’en demeure
pas moins, du point de vue des autorités, un levier inutile sur
lequel elle n’a que peu d’influence. L’attribution à une cause
extérieure ou incontrôlable autorise une forme de dédouanement et
un échappatoire temporaire. Elle donne une illusion de
compréhension et de contrôle et permet de repousser le temps de
l’action décisive. Nous appelons cette phase le « voir sans agir
».
Etape n°3 : La rupture et le dérèglement – le déni de réalité
(réagir pour ne pas voir)
Cette troisième étape marque le début de la crise, son point de
départ étant l’occurrence d’un événement plus aigu que les autres
qui met en brutalement en résonance les déséquilibres et les
anomalies qui se sont accumulés et juxtaposés jusqu’alors. C’est à
ce moment que surviennent la rupture et le dérèglement pour
lesquels les procédures en place sont en principe inaptes à
apporter une réponse satisfaisante. Dans la deuxième étape les
incidents ou les dysfonctionnements trouvent souvent une réponse
dans les procédures existantes. A ce stade d’évolution, la
combinaison et la juxtaposition des dysfonctionnements crée un
dérèglement caractéristique de la crise pour lequel aucun outil ou
aucune procédure ne permet de prendre en charge de façon
définitive le problème. En somme l’entreprise ne peut pas compter
sur des réflexes connus pour faire face à la situation. La plupart
du temps les événements contiennent des enjeux vitaux qui
conjuguent une sensation d’absence de temps à disposition pour
gérer l’événement et un dérèglement de l’organisation. Ces
conditions créent un effet de sidération, de panique ou de
paralysie temporaire. On est souvent dans la phase de gestion de
l’urgence et de mobilisation des équipes de crise. Le sentiment
général qui prédomine est celui d’une perte de contrôle. A ce
moment il est impossible de ne plus voir les événements puisqu’ils
rattrapent brutalement l’entreprise. C’est l’accélération du temps
qui brouille la capacité d’action. A cette étape il est difficile
de rester lucide sur les causes réelles de ce qui s’est produit.
L’apparition d’un événement déclencheur va dramatiser les
réflexes d’attribution et de projection de responsabilité déjà en
place dans la phase précédente pour confiner progressivement vers
un déni de réalité. L’entreprise associe souvent à l’événement
déclencheur plusieurs acteurs et individus sur qui il est aisé de
faire peser les responsabilités du drame en train de se produire.
De toute façon le temps de l’action et de la décision ne laisse
pas d’autres choix que de recourir à ces réflexes. A ce stade
d’une crise rien ne permet un retournement d’attention vers les
déséquilibres intérieurs qui ont conduit à la situation de crise.
Dans cette étape c’est l’urgence à agir qui prime ou plutôt
l’urgence à réagir à la situation qui s’impose. Tout se passe
comme si, confrontés à l’incertitude et au chaos de la situation,
les managers persistaient à ne pas vouloir rentrer dans la crise.
Cette incapacité à détecter l’entrée en crise est fréquente.
Lorsque l’on est dépassé ou que l’on se sent impuissant, La
meilleure porte de sortie peut consister à se persuader qu’il ne
s’agit pas d’une crise. Le déni est fréquemment associé à la
précipitation, à l’accusation voire au refus de reconnaître une
quelconque part de responsabilité, manifestations fréquentes en
situation de crise. Il se traduit par une somme de réactions
convenues ou précipitées et évite de voir réellement ce qui est en
train de se tramer.
Etape n°4 : La crise et la fermeture – réagir pour réagir
L’étape du dérèglement fait ensuite place à la crise. La
rupture laisse ainsi un espace béant pour la remise en cause de
l’organisation, de sa réputation et de son management. Les
déséquilibres organisationnels mis à jour par la crise entrent en
résonance avec d’autres déséquilibres internes et externes. La
dynamique de la crise s’enclenche par la mise en mouvement
progressif de plusieurs enjeux liés à l’entreprise, au secteur ou
même à la société. Il ne s’agit plus d’un dérèglement mais bel et
bien d’une déstabilisation complète de l’environnement et de
l’organisation qui induit des postures défensive de la part des
managers qui tentent de défendre leur position et leurs intérêts.
Dans cette dernière étape, face à une impuissance croissante,
les managers recourent à des solutions déjà éprouvée. Ils se
tournent vers des comportements connus et familiers et se mettent
fréquemment en position de reproduire des solutions déjà
expérimentées dans le passé. Cet esprit de forteresse influence la
façon dont les dirigeants vont s’y prendre pour défendre leurs
positions. C’est à ce niveau que rentre en ligne de compte la
communication de crise qui par définition se veut une manœuvre
défensive pour convaincre que la légitimité de l’entreprise reste
fondée. Le mécanisme d’ignorance est un mécanisme de fermeture et
de fixation. On se ferme pour continuer à penser que notre action
reste la meilleure. La position de fermeture se traduit par des
réactions fortes de contre-attaque : mises en accusation, procès,
conférence de presse, démenti etc.
(c) 2005
18 pages - PDF, 428 Ko |
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