« Les entreprises pensent
avant tout que l’art de gérer les crises consiste à convaincre
afin de préserver ou de restaurer leur image. Cela ne suffit pas :
ce qui compte en priorité, c’est l’apprentissage de l’effet de
surprise et plus encore l’anticipation des ruptures »
- Christophe Roux-Dufort
Dans le management de crise, par nature, par
formation, par facilité, nous voulons préparer, planifier, gérer.
Pour cela nous utilisons l’évaluation des risques, la construction
de scénarios, l’établissement des étapes, la préparation des
ressources et l’organisation de l’ensemble. Les entreprises les
mieux préparées au management des crises semblent être celles qui
auront préparé plusieurs « projets de crise » prêts à être mis en
oeuvre… jusqu’au moment ou la crise éclate réellement avec son
cortège d’imprévus. Au risque, donc à l’incertain, nous voulons
faire coïncider le plan : n’est-ce pas paradoxale ?
La planification est exclusivement envisageable
dans un univers figé et dont l’horizon lointain peut être
déterminé, ce qui est rarement le cas des crises qui nous imposent
d’autres formes de management. Prenons le cas de l’économie de
l’Internet. Dans cet univers, le risque est permanent : les études
de marché sont par nature inconsistantes (*), les technologies
sont fluides, les acteurs en rotation, les ressources disponibles
évanescentes, les usages indéterminés, les concurrents
imprévisibles et l’horizon inexistant. C’est pourquoi les acteurs
les mieux armés de cet univers en mouvement managent leur
entreprise selon un dosage permanent entre menaces, opportunités,
prospective et actions. N’est-il pas temps de réfléchir à des
méthodes de management de l’imprévisible appliquées aux crises ?
Je vous propose ici quelques pistes de réflexion pour une autre
façon de gérer les crises.
Piste 1 – Accepter l’imprévisible. Si
certaines crises sont prévisibles, leur contenu reste dans le
champ de l’incertain : cette part d’incertitude est à accepter,
voir à évaluer. Prenons le cas d’un accident qui concerne une
activité à risque comme la chimie. Les sites dangereux font
l’objet de nombreuses études destinées à réduire les risques, mais
aussi à se préparer au pire avec des plans d’intervention très
détaillés et des procédures de gestion de crise et de
communication de crise. Or, le pire intervient lorsque des
facteurs inattendus deviennent déterminants. Si l’imprévisible ne
peut être identifié, il s’agit d’admettre que tout n’est pas prévu
pour mieux s’y préparer : ceci demande non seulement d’instaurer
une culture du risque au sein des entreprises et administrations,
mais également une culture de gestion et de la communication de
crise.
Piste 2 – Admettre les nouveaux acteurs.
En situation de crise, une entité se trouve soumise à de très
nombreuses pressions issues d’un univers dont les ramifications et
les contours ne lui sont pas familiers. Dans cet univers de crise,
les acteurs « nouveaux venus » jouent un rôle souvent important.
Vouloir évincer les nouveaux venus lors d’une situation de crise,
déclarer leur illégalité, leur illégitimité est absurde autant
qu’inutile. Se préparer à la crise consiste plus à élargir sa
connaissance du corps social, de son fonctionnement, de ses
attentes et ses besoins que de définir une liste « d’acteurs clés
» généralement déjà connus par l’entreprise. L’exhaustivité n’est
pas de mise : c’est pourquoi, il semble nécessaire de s’organiser
pour accepter de nouveaux venus. L’important sera de pouvoir
rapidement connaître leur nature, leur influence, leur
fonctionnement, leur motivation afin de réagir convenablement.
Piste 3 – Savoir et comprendre. Le
management de l’information se révèle crucial en situation de
crise. Mais organiser préalablement les circuits d’information et
les processus de management peut rapidement s’avérer inefficace :
si les militaires ont créé Internet, structuré en réseau «
indestructible » c’est justement pour remplacer le modèle
procédural de la gestion de l’information au profit d’un système
capable de s’organiser en fonction de circonstance. Un système de
gestion de l’information imprévisible devrait posséder la capacité
de se réorganiser en permanence. Mais l’information sans la
capacité de l’interpréter correctement n’a aucune valeur. Il
s’agit donc de se préparer à comprendre l’information autant qu’à
la recevoir. En plus de l’organisation de l’information en réseau,
les pôles de compétences sont à créer – parfois ex nihilo - lors
de la crise pour gérer cette information.
Piste 4 – Définir une direction et autoriser
l’initiative. En situation de crise, les acteurs attendent une
direction, une orientation générale. Celle-ci est primordiale :
elle va définir le devenir de la crise. Une fois la direction
donnée, il devient difficile, voir impossible de re-venir en
arrière. Ainsi, une entité qui se déclare « non coupable », devra
posséder les moyens de tenir cette position jusqu’au bout, au
risque de perdre toute crédibilité si elle devait à un moment
accepter une part de culpabilité, voir de responsabilité. En
revanche, le chemin qui conduit dans la direction qui est définie
ne peut être préalablement déterminé : il s’agit d’autoriser (dans
une certaine mesure) l’initiative qui, tout en s’écartant du
chemin, conduit dans la « bonne » direction. C’est la différence
entre planification et stratégie.
Piste 5 – Définir des objectifs plutôt que
des résultats. Dans un monde incertain, la logique de résultat
ne fonctionne pas, elle favorise l’échec et n’autorise pas le
dépassement, elle permet de dire après une crise « vous n’avez
re-trouvé que 90% de vos clients » et cache, par exemple, de
nouvelles alliances qui ouvrent des perspectives pour le futur. Il
faut lui substituer « l’objectif » qui donne une tendance, qui
motive les troupes et qui permet de faire mieux que de se reposer
sur un résultat obtenu. L’objectif laisse la place à
l’imagination, au dépassement, permet de gérer l’immatériel
(l’image) alors que le résultat bride les initiatives, efface les
opportunités, interdit de s’adapter, contingente au matériel, au
chemin prédéterminé.
Piste 6 - S’adapter pour mieux agir. Un
autre principe pourrait reposer dans la capacité du contenu des
stratégies d’être modifiables afin de s’adapter à l’environnement
et à son évolution : inutile de continuer sur un chemin si on
s’aperçoit que l’on fonce droit contre un mur. Evident ? Pas
forcément. Ce principe demande de diminuer le nombre de décideurs
dans la gestion de crise pour s’en remettre à un groupe restreint
dans lequel le conseil – interne ou externe - n’interviendra pas
au-delà de son rôle « technique ». Aucune loi n’est à écrire dans
le marbre, tout du moins en matière stratégique, ceci ne signifie
pas devoir communiquer de façon contradictoire, bien au contraire.
De même, se donner la capacité de réagir promptement demande de ne
pas se précipiter dans le gouffre où l’on veut pousser l’entité
incriminée : les pièges sont nombreux et, par exemple, une
critique d’un journaliste ne doit pas forcément conduire à une
réaction juridique. En revanche, les propos d’un journaliste qui
doute des accusations, qui remet une crise dans la perspective
d’un contexte qui dépasse l’épicentre de la crise peut devenir une
opportunité à saisir – après les précautions d’usage -, même si ce
n’était pas initialement prévu.
Piste 7 – Multiplier pour créer les
opportunités. De même, les chemins critiques sont à proscrire.
Le management de projet classique, par contraintes, tend à créer
des processus : si un des éléments du processus cède, l’ensemble
de la gestion de crise s’effondre. Si une seule et unique
stratégie de communication est mise en oeuvre, l’échec de cette
stratégie conduira à l’échec de l’ensemble. Il conviendrait plutôt
de multiplier les chemins qui conduisent dans la direction
déterminée, de communiquer simultanément sur plusieurs plans,
selon différentes postures, sur différents supports, vers
différentes communautés, de vérifier et de saisir les opportunités
et d’écarter les risques générés selon les résultats obtenus. Pour
chacun de ces angles d’attaque, la règle du « KISS » (Keep It
Simple and Stupid), compréhensible pour chacun des différents
acteurs pourra être d’un grand secours. Ceci oblige à une très
grande cohésion, à préciser les angles d’attaque, à gérer
parfaitement les contenus pour que l’ensemble obéisse à la
stratégie : il ne s’agit pas de multiplier à loisir au risque de
générer de la confusion, mais au contraire de choisir avec soin
les angles d’attaques en se fondant sur l’évaluation des menaces,
sur les opportunités que l’on veut créer et les moyens disponibles
que l’on peut évaluer. Il s’agit d’ouvrir le champ des
opportunités, pas de générer des menaces.
Piste 8 - Coopérer pour générer du profit
immatériel. Créer de la coopération est également une
politique à prendre en considération, dans l’objectif de
multiplier vos alliers jusqu’à l’obtention de plusieurs masses
critiques qui pèseront sur la crise, que ce soit des masses
internes ou externes. La coopération génère du profit immatériel :
elle influence les opinions publiques, créé des espaces
d’opportunité, fait taire ou douter les contradicteurs. Mais la
coopération repose sur des principes difficiles à installer dans
la crise : il s’agit de satisfaire les besoins unitaires en les
plaçant dans une perspective d’ensemble (soutenir l’entité en
crise) avec un horizon qui dépasse le paysage de la crise. Sans ce
second horizon, qui devra être parfaitement perçu par les
soutiens, c’est la trahison qui se profile : les soutiens voudront
tirer un bénéfice immédiat de leur aide. Pour créer les conditions
de la coopération, il est nécessaire de trouver des motifs
individualisés de contribuer positivement avec des avantages
perçus au-delà de la situation de crise.
Piste 9 – Economiser pour mieux gérer.
Il est nécessaire d’éviter de perdre du temps à l’inutile, au
nuisible, au négatif sauf si le choix n’existe pas. Faire
l’économie de biens aussi précieux que le temps et les compétences
pour les utiliser à bon escient, là où ces ressources sont
nécessaires, semble être une meilleure solution que de les
utiliser là où certaines pressions tentent de les contraindre. Il
est nécessaire de conserver le choix des terrains annexes puisque
celui de la crise n’est pas facilement négociable : par exemple,
faire fermer un site Web contradicteur est négatif en terme
financier, juridique et d’image et représente un mauvais terrain
d’attaque dans de nombreux cas. Ces ressources seront mieux
utilisées si elles servent à saisir une opportunité ou écarter une
véritable menace, pour agir positivement et communiquer sur des
actes.
Piste 10 – Faciliter pour ne pas avoir à
gérer. En situation de crise ou dans un univers incertain,
vouloir tout contrôler semble impossible : trop de paramètres sont
a prendre en considération, la masse d’information à interpréter
est faramineuse, les liens ne sont plus hiérarchiques mais
obéissent à une logique floue entre des acteurs de plus en plus
nombreux depuis l’avènement d’Internet. La solution repose sur la
capacité à faciliter le travail de l’ensemble de ceux qui sont
directement ou indirectement chargés de réduire la crise, pour
leur laisser une autonomie régulée par la compétence : pour cela,
mieux vaut abaisser le seuil de compétence nécessaire à l’action
afin d’éviter que le principe de Peter qui veut que "dans une
hiérarchie, toute personne tend à s'élever jusqu'à atteindre son
niveau d'incompétence". Cependant, on constate que dans la
pratique des crises, l’incompétence est régulièrement appelée à la
rescousse. Ainsi, on voit régulièrement un avocat ou un consultant
en communication recevoir des galons de gestionnaire de crise hors
du champ de leur compétence. De même, il est inutile d’imaginer
qu’une heure de média training improvisée sur le vif fera d’un
directeur d’usine non charismatique ou d’un employé de restaurant
impressionné par les caméras un porte parole véritablement
efficace d’une entreprise en situation de crise.
Piste 11 – Créer des micro projets. La
gestion de projet classique possède toujours de nombreux atouts, à
condition qu’elle ne régisse pas l’ensemble, mais le particulier
(actes sur le terrain, communication média / hors média,
communication interne, gestion du site Internet, gestion de la
remontée de l’information…). Il est utile d’utiliser la gestion de
projet dans chacune des différentes actions afin d’en tirer les
avantages de la consistance : objectif, détermination des étapes,
allocation des ressources, mesure, cadre formel dans un univers
instable. Mais n’oubliez pas qu’elle ne s’applique qu’à des
horizons visibles : plus il y aura de micro projets, plus les
chances de réussite de l’ensemble seront multipliées alors qu’un
unique projet ne laissera que le choix de réussir ou de perdre.
Enfin - Comme précisé en préambule, ces 11 points n’ont
d’autre prétention que d’être des pistes de réflexion. N’hésitez
pas à nous faire part de vos remarques et suggestions, ce texte
est destiné à être amélioré progressivement.
Bibliographie :
Mintzberg Henry, Ahlstrand Bruce, Joseph Lampel, Safari en pays
stratégie, éditions Le village mondial, 1999
Urich Beck, La société du risque, éditions ALTO Aubier, 2001
Sun Tzu, « L’art de la Guerre », Vième siècle avant JC
www.communication-sensible.com/publications
Voir aussi :
le
blog de l'imprévisible
(*) Comment définir un marché pour un usage qui n’est pas
déterminé ? Si google avait réalisé une étude de marché «
classique » avant de lancer son célèbre moteur de recherche, il
semble évident qu’à l’époque aucune place n’était disponible dans
un univers saturé, sauf à lui trouver un autre nom que moteur de
recherche. L’offre technologique de Google s’appuyait sur « autre
chose », une différenciation marquée (mais difficile à appréhender
à priori par l’utilisateur) dans sa capacité de fournir des
résultats pertinents. C’est cependant en s’appuyant sur les
référentiels existants « je suis un moteur de recherche » et en
laissant le bouche à oreille expliquer sa différence (meilleur
moyen d’adapter l’argument commercial à chaque cas) que google
s’est rapidement imposé.
(c) 2003
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