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La tyrannie du statu quo
Didier Heiderich, Juin 2003

Que ce soit le champ politique, économique ou social, le conformisme règne en maître. Face à la complexité, nous continuons à définir des systèmes fermés en interactions simples et à les ériger en modèle. Comment en vouloir alors à ceux qui nous proposent des recettes en matière de communication de crise ?

Cette incroyable capacité ancrée dans notre société à établir des modèles théoriques ou réels (qui structurent notre cadre de vie) afin d’échapper à la réalité de la complexité mène aux pires excès. Du point de vue structurel, ces excès peuvent conduire à des situations insolites et dangereuses, à l’exemple de la non représentativité de la classe politique en France, avec un président de la république virtuellement élu par 82% des français alors qu’il a recueilli moins de 10% des votes potentiels (à différencier des suffrages exprimés) au premier tour de la présidentielle de 2002 : si ce pouvoir est légitime du point de vue institutionnel (statu quo), sa non représentativité est un facteur de risque majeur (réalité). Ceci n’est qu’un exemple, mais important, des dissensions qui existent entre les modèles que nous utilisons pour gérer et l’infinie complexité des relations sociales.

Le cas de l’opinion publique

Mais le politique n’est pas le seul blâmable. En situation de crise, imaginer l’opinion publique comme un ensemble homogène et interprétable conduit également aux pires erreurs. Dans la communication de crise destinée au public citoyen ou consommateur, les interactions sont généralement définies autour de trois pôles : l’entité en crise, les médias, le public. Les recettes actuellement en vogues pour communiquer en situation de crise, « la définition du message », le « média training », « la communication média / hors média » font cependant abstraction de celui qui reçoit le message : on prête attention à l’émission sans pour autant se soucier du récepteur que l’on continue, par facilité, d’appeler « opinion publique ». Ainsi, il est d’usage (statu quo) de penser que les propos tenus par/dans tel ou tel média définissent l’opinion : c’est vrai pour le média, ce n’est pas vrai pour le public qui reçoit le message (réalité). En fait, nous sommes fortement désarmés car les consultants en communication restent focalisés sur le média (par exemple, les propos tenus par les journalistes) et font abstraction de l’incroyable diversité du corps social et de sa réelle complexité. Pour connaître les résultats d’une campagne médiatique, l’habitude est de mesurer son impact sur l’opinion. Mais par nature, les modèles qui régissent la mesure de l’opinion sont faux, à l’image de l’atome que l’on représente par des électrons qui gravitent autour d’un noyau. Il y a plusieurs raisons à cela :

- Les limites du modèle ne sont pas définies autrement que par les limites de la mesure (dont la marge d’erreur est une caractéristique perceptible qui donne un crédit scientifique au modèle et évite de le remettre en question),

- La structure de la mesure (les questions posées, le lieu, la date,..) structure les résultats de la mesure et les influence,

- L’entropie générale du système qui est un déterminant généralement oublié,

- L’observateur (le consultant) dont les contingences délimitent les conclusions puisqu’il appartient au système,

- Les conditions de la mesure qui dépendent de facteurs sociologiques avec des individus placés dans un contexte culturel, social, juridique qui diffère selon le lieu et l’instant.

Cette liste n’est pas exhaustive, et ne peut l’être pour la seule raison que de tenter de le croire en ferait un modèle. Notre société est centrée sur l’individu : c’est lui et lui seul qui se détermine par rapport à une crise selon sa conception du monde à un instant T ce qui rend en partie inopérante les conclusions généralistes des analyses statistiques.

L’erreur commune est de considérer la mesure comme essentielle, comme déterminante, simplement par ce qu’elle est simple à comprendre, qu’elle semble auréolée d’une approche scientifique. Or la complexité des individus et des rapports sociaux ne peut se satisfaire d’explications simples et de conclusions définitives ou aisées. La somme des individus ne forme pas un tout interprétable et compréhensible pas plus que la segmentation qui constitue également une somme. Le calcul et les formules tout comme les formulations n’existent que pour nous satisfaire du statu quo que nous entretenons dans notre incompréhension de la société, ce qui est rassurant, surtout en situation de crise.

Pour finir

Ceux que nous appelons visionnaires sont principalement des personnes qui auront tenté en vain de briser les chaînes du statu quo, ceci à raison. Si le statu quo est tyrannique, c’est parce que nous préférons la sécurité de l’habitude que l’incertitude générée par des modifications en profondeur des structures sociétales et même de nos connaissances souvent érigées en croyances : dans les première heure, Einstein doutait de la validité de la théorie de la relativité, tant elle changeait le statu quo des modèles physiques de l’univers.

 

(c) 2003