Le battage autour de Buffalo Grill s’est apaisé. Avec le retour
d’une actualité brûlante qui a très vite comblé le vide médiatique
des fêtes de fin d’année, cet épisode disparaît peu à peu des
esprits. Bien entendu, pour l’entreprise, la crise n’est pas
finie. Les investigations se poursuivent et la reconquête des
clients et des marchés financiers est lancée. Elles prendront
vraisemblablement du temps. Sans présager des probables
rebondissements judiciaires, il y a fort à parier toutefois que
d’ici quelques mois nous aurons oublié cet événement qui aura
ponctué la fin de l’année 2002. Cette crise est pourtant riche
d’enseignements tant du point de vue des caractéristiques de
l’événement que de ce qui l’a déclenché et alimenté. Cette analyse
à froid est d’autant plus cruciale que la crise de Buffalo Grill
incarne à nos yeux l’esquisse de ce que beaucoup d’entreprises
grand public auront à affronter dans les années qui viennent.
Premier enseignement, ce qui se dit d’une crise
devient plus important que la crise elle-même. L’affaire Buffalo
Grill nous en fournit un excellent exemple. Au départ la crise ne
repose que sur peu de chose : quelques allégations d’anciens
salariés qui soutiennent que leur employeur a importé de la viande
britannique pendant l’embargo, les restes d’une étiquette et un
message électronique produit par un employé ayant quitté
l’entreprise. Pourtant la tourmente médiatique qui étouffe
rapidement Buffalo Grill donne l’illusion que la cause est grave
et qu’elle met en danger des populations innocentes. En réalité
cette disproportion entre les faits et le discours sur les faits
n’est pas étonnante. Toutes les conditions du déchaînement étaient
d’emblée réunies : résurgence de la crise de la vache folle,
anxiété alimentaire, chaîne de restauration grand public de renom
et…vide médiatique de fin d’année. Dès lors malgré tous les
efforts de l’entreprise, les jeux sont faits. Buffalo Grill doit
se débattre seule dans la bourrasque. Seule ? Pas tellement. Les
dirigeants bénéficient de tous les soutiens légitimes qu’ils
peuvent espérer : au premier plan les administrateurs et les
salariés puis la DGCCRF qui affirme que tous les contrôles
effectués par ses équipes depuis 1996 n’ont révélé aucune
malversation vis-à-vis du respect de l’embargo sur les viandes
bovines britanniques. Cette conclusion sera relayée plus tard par
Renaud Dutreil lui-même, Secrétaire d’Etat à la consommation. Et
pourtant rien y fait. L’opinion publique et les médias
bouleversent la donne et pulvérisent la légitimité pourtant fondée
de Buffalo Grill.
Deuxième enseignement, l’impuissance des
entreprises face au déferlement médiatique témoigne de la présence
systématique de puissants ressorts sociétaux contre lesquels il
est difficile de résister. Nous ne vivons pas dans une société du
risque comme on a tendance à le penser mais plutôt dans une
société de la peur qui ne supporte plus l’idée du risque. Obsédées
par le risque zéro, hantées par ce qu’elles ingurgitent, assurées
contre toute forme de perte et terrifiées par la violence et
l’insécurité, nos sociétés développées sont devenues des terreaux
fertiles pour l’émergence de crises comme celle de Buffalo Grill
où le simple fait d’agiter l’épouvantail d’un danger potentiel
suffit à faire frémir les consommateurs transis que nous sommes
devenus. Plus encore la surmédiatisation des épisodes comme
Buffalo Grill où les discours récurrents sur l’insécurité sous
toutes ses formes montrent à quel point nos sociétés ont besoin de
se doper à la peur pour se donner l’illusion d’exister. La «
judiciarisation » de la société sur un mode à l’américaine enfonce
plus encore le clou de la suspicion dès lors qu’une anomalie de
consommation est suspectée. En outre l’extension du principe de
précaution à toutes les activités économiques expose
définitivement les entreprises dès que la moindre anormalité est
constatée sur un produit ou un service. En résumé les crises ne
naissent pas toujours d’un événement exceptionnel (explosion,,
marée noire etc) mais se nichent de plus en plus dans les
interstices de l’imperfection des organisations (défauts de
qualité, mauvaise communication, plaintes de consommateurs, etc).
Troisième enseignement, la crise de Buffalo
Grill est aussi le symptôme d’une incapacité de la Science comme
du Droit à apporter des réponses univoques aux évolutions
complexes de notre société. Qu’il s’agisse des risques
alimentaires, du risque industriel majeur, des risques urbains ou
même des risques terroristes, ces dossiers imposent de telles
ruptures dans les modes de raisonnement scientifiques et
juridiques que l’identification des causes, des conséquences et
des réseaux de responsabilités, lorsqu’elle est possible, fait
l’objet de longues années d’investigations, trop longues sans
doute pour satisfaire les exigences et la soif d’explications du
public. Les incertitudes qui planent encore sur les tenants de
l’explosion d’AZF, sur les conséquences de la crise de l’ESB, sur
les impacts des OGM où même sur les effets réels des
radiofréquences émises par les téléphones portables sur
l’organisme humain achèvent de nous convaincre que peu
d’alternatives crédibles apparaissent pour donner un sens aux
crises qui nous affectent. Sur cette scène vide de sens, les
médias sont souverains. Ils convoquent systématiquement l’opinion
publique et lui proposent de se prononcer sur la légitimité et
l’acceptabilité de tel ou tel risque. Là encore les ressorts de la
société de la peur jouent à plein. Dès lors qu’un risque perçu
existe pour le bien-être de la population, les politiques sont
invités à agir rapidement. Le principe de précaution et les
réglementations font encore office de solution pour apaiser nos
angoisses.
Quatrième enseignement, les pratiques des
entreprises en matière de gestion des risques et des crises s’en
trouvent considérablement affectées. En temps de crise, seule la
préservation de l’image et des intérêts de l’entreprise comptent.
On comprend alors la logique que sous-tend le recours fréquent à
des agences de communication pour prendre en charge la gestion des
événements. La gestion de crise devient affaire de rhétorique. Au
tribunal de l’opinion publique, convaincre de la légitimité et du
bien-fondé de son action reste en somme la priorité. En cela c’est
aux communicants de faire leurs preuves. Au poids de la
communication de crise s’ajoutent, en temps normal, des pratiques
coûteuses de retrait ou de rappel de produits de plus en plus
fréquents dans les entreprises dès qu’un doute subsiste sur la
qualité. On débouche sur des situations où l’image d’une
organisation se fonde plus sur sa capacité à retirer rapidement et
en quantité des produits d’un marché pour protéger le consommateur
que sur sa capacité à les délivrer.
Y a t il plus de crises qu’avant ? Certainement
non mais le décor dans lequel elles se développent a changé. De la
société des années 80 et 90 qui découvre brutalement avec Three
Miles Island, Tchernobyl, Challenger ou Exxon-Valdez que le risque
majeur est inhérent aux développements technologiques des sociétés
occidentales, nous évoluons vers une société de la peur qui refuse
l’existence d’une quelconque anomalie dans ses modes de
consommation. C’est dans ces eaux sombres et instables que les
entrepreneurs doivent maintenant s’aventurer pour décider de leurs
développements. Si cette tendance se confirme, il faudra
s’attendre à ce que la gestion de crise devienne une dimension clé
de la pérénnité des entreprises non plus en tant que paravent dans
le feu de l’action mais bien comme partie intégrante de la
réflexion stratégique et prospective. Qui peut se vanter de le
faire aujourd’hui ?
Article mis en ligne
le 24 Mars 2003
(*) Christophe
Roux-Dufort est titulaire d’un MBA et docteur en sciences de
gestion de l’université Paris-Dauphine, il a été professeur de
stratégie d’entreprise et de gestion de crise à l’Edhec de 1994 à
2000. Il effectue des recherches sur les crises depuis 1989. Il
est actuellement professeur à l’EM Lyon. Ses travaux s’adressent
aux dirigeants qui souhaitent capitaliser sur des situations de
crise et mettre en place des dispositifs de prévention.
Voir aussi, l'ouvrage de C. Roux-Dufort :
"DECIDER ET GERER EN
SITUATION DE CRISE"
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